Le choix des larmes

Photo : Bebeto Matthews/AP

“The problem was you had to keep choosing between one evil or another, and no matter what you chose, they sliced a little bit more off you, until there was nothing left.” – Charles Bukowski 


Il faut choisir ton camp. Si tu ne choisis pas ton camp, t’es un salaud, un pourri, un lâche, une mauviette, une lopette, un baltringue, un pied-tendre, un ventre mou, un brasseur de vent, un camelot de pacotille, un révolté en charentaises. Ou pire, un révisionniste, un négationniste, un complotiste, bref un vilain machin en "iste".

Il faut choisir ton camp. Blanc ou noir. Gentil ou méchant. Kal El ou Lex Luthor. Yoda ou Dark Vador. Si tu ne dénonces pas là où on te dit de dénoncer, malheur à toi. Si tu préfères l’analyse au slogan, gare à tes fesses. Si tu choisis le raisonnement à la propagande, le dialogue à l’injure, le doute aux certitudes, tar’ ta gueule à la récré!

Faut crier quand on te dit de crier, pleurer quand on te dit de pleurer. Et quand l’ennemi change, tu es prié de changer avec. Quand les ordures d’hier deviennent les héros d’aujourd’hui – ou vice-versa – t’as qu’à changer la direction de tes crachats. Et l’orientation de tes louanges. C’est très simple. T’as qu’à suivre le mouvement. Et le GPS des causes honorables. Qui t’indique clairement celles qu’il faut soutenir et celles qu’il faut ignorer.

Et tant pis si les morts passent par pertes et profits.

Parlons-en des morts. Ils ne sont pas tous égaux, les morts. Y a les victimes innocentes, les brebis massacrées sur l’autel païen des monstres sanguinaires. Ceux-là c’est les morts de notre camp. Les morts comme il faut. Les martyrs. Les morts de l’autre camp, par contre, on ne les voit pas, ils n’existent pas. Mais s’ils existent, ils ont surement mérité leur sort. Ils sont certainement coupables. Sinon ils auraient eu la décence de mourir dans le bon camp : le nôtre.

Je ne savais pas que le sang avait une couleur politique.

A ces manichéens zélés, j’ai beau répéter qu’il ne faut pas s’exciter. Qu’un peu de pondération et de finesse dans l’analyse ne leur ferait pas de mal. Rien à faire. Si t’es pas d’accord avec eux, t’es un ennemi de la liberté. Point. À la ligne. Face au mur et mains sur la tête. Les ennemis de la liberté ça mérite des baffes et des coups de pied au cul. Et peut-être même, pourquoi pas, une petite giclée de gégène.

Pourtant l’Histoire n’est pas avare en exemples démontrant que les choses ne sont pas si simples. Mais l’Histoire, ils s’en tapent. C’est l’instant qui compte, le maintenant, le tout de suite. Le fast food idéologique. L'indignation en Big Mac meal. Avec frites et Coca.

Ils te foutent une image sous le nez, une image bien affreuse, bien sanguinolente. Ils te la foutent sous le nez, et t’ordonnent d’être d’accord avec eux. Comme si l’horreur, l’insoutenable, l’injustifiable, pouvaient à eux seuls résumer une réalité souvent complexe.

"Si t’es pas avec nous, t’es contre nous". Voilà. C’est clair. Net. Précis.

Mais attention, tous ceux qui te somment de choisir ton camp, finiront un jour par te mettre dans un camp. Mais un vrai cette fois. Avec barbelés et mirador. Puis ils viendront t’expliquer que c’est pour te rééduquer, pour t’apprendre à penser juste, à marcher droit, et à parler la langue universelle de Coco le perroquet.

Curieusement, ces prédicateurs de la liberté et de la démocratie, ces inquisiteurs du bien et du mal, pourfendeurs de dictateurs, ne sont pas dans le maquis à se battre contre les tyrans. Ce ne sont pas eux qui bravent de leurs corps désarmés la monstrueuse machine à tuer des Néron de ce monde. Leur action tyrannicide se résume souvent à faire les beaux à la télé. Ou à poster sur Facebook quelques vidéos dénichées sur Youtube. Ou à tapoter sur leur iPhone des tweets révolutionnaires.

Si, pour ces gens-là, ne pas hurler avec les hurleurs ou refuser de souscrire sans ciller à leur pensée simpliste, c’est vivre dans la honte, je préfère porter mon rouge au front que leur brun en brassard.


© Claude El Khal, 2018

Un version précédente de ce texte a été publiée en 2012 et en 2015.