On tue aussi à Afrin

Photo : Petros Karadjias/AP, publiée dans The Guardian

Alors que les regards sont dirigés vers la Ghouta, cette banlieue de Damas où se déroule une guerre sans merci entre l’armée syrienne et les groupes islamistes qui s’y trouvent, une autre guerre non moins impitoyable a lieu au nord-ouest de la Syrie. À Afrin, plus précisément.

Afrin est une ville du Kurdistan syrien, dans une région connue sous le nom de Rojava. Elle est contrôlée par les YPG  – les "Unités de protection du peuple" – branche armée du Parti de l’union démocratique syro-kurde, rejoints depuis le début de l’agression turque par des milices syriennes pro-gouvernementales, majoritairement chiites.

La population civile y est aussi assiégée et bombardée que celle de la Ghouta, dans l’indifférence relative des gouvernements et des médias occidentaux.

Il existe néanmoins des différences majeures entre la banlieue "rebelle" de Damas et Afrin.

Les groupes armés qui tiennent encore la Ghouta sont majoritairement salafistes, adeptes d’un islam rigoriste inspiré du wahhabisme saoudien qui préconise l’application à la lettre de la Charia, la loi coranique. Nombre d’entre eux ont été associés à un moment ou à un autre, depuis le début de la guerre en Syrie, avec l’état islamique et al-Qaeda.

Alors que les Kurdes encerclés à Afrin sont majoritairement laïques, et se battent pour une société démocratique, multiconfessionnelle, qui prône l’égalité entre les hommes et les femmes, et défendent les droits LGBT. Ils ont également, et surtout, combattu Daech avec une efficacité redoutable, et l’ont chassé de Rakka, sa capitale syrienne.

On pourrait croire que les grands médias français – par exemple, qui partagent ces valeurs et disent avoir les mêmes ennemis, soient enclin à prendre le parti des révolutionnaires d’Afrin. Mais il n’en est rien. Bien au contraire.

Ils ont pris fait et cause contre le régime de Bachar el-Assad et pour tous ceux qui le combattent, fussent-ils salafistes ou takfiristes. Peu importe s’ils ont commis les pires atrocités en Irak ou en Syrie, ou s’ils appartiennent à des organisations terroristes qui ont ensanglanté l’Europe et les États-Unis.

Et comme aujourd’hui, abandonnés de tous, les Kurdes ont été forcés de demander de l’aide au gouvernement de Damas pour se défendre contre l’agression turque, on peut craindre qu’ils soient désormais considérés comme des alliés du régime de Bachar el-Assad, et à ce titre ne méritent pas d’être secourus au même titre que les "rebelles" de la Ghouta.

Le plus troublant est que parmi les assaillants qui attaquent et bombardent Afrin aux côtés des troupes régulières et des forces spéciales turques, il y aurait près de 25 000 combattants islamistes syriens dont une grande partie aurait précédemment combattu dans les rangs de Daech ou d’al-Qaeda, comme l’affirme le quotidien britannique The Independent. Des combattants islamistes qui ne sont pas si différents de ceux qui sont encerclés à l’intérieur de la Ghouta.

Par ailleurs, le silence des gouvernements européens, peut sembler à première vue incompréhensible. Eux qui dénoncent avec force l’offensive de l’armée syrienne dans la Ghouta orientale, se font curieusement très discrets face à celle de l’armée turque à Afrin.

Mais c’est oublier le chantage que fait la Turquie aux pays de l’Union européenne. Un chantage aux migrants. En effet, selon le New York Times, Recep Tayyip Erdogan menace régulièrement de laisser entrer en Europe des dizaines de milliers de réfugiés syriens qui se trouvent sur le territoire turc si les gouvernements européens ne se soumettent pas à sa volonté.

Tout porte à croire que ce chantage est suffisant pour empêcher les pays européens, empêtrés dans une crise de migrants qu’ils peinent à résoudre, d’interférer avec son aventure militaire en Syrie. Une aventure qu’il entend mener à bien, pour en finir avec les révolutionnaires kurdes syriens qu’il accuse d’être liés au PKK – le Parti des travailleurs kurdes – qu’il qualifie d’organisation terroriste.

Cependant, il y aurait une autre explication à l’invasion turque du nord de la Syrie, différente de celle donnée par le gouvernement d’Ankara. Une explication plus économique que politique.

La région de Rojava est riche en pétrole. D’après un rapport du Washington Institute publié en 2016, les puits situés dans cette région produisaient, avant la guerre qui a ravagé la Syrie, près de 10 000 barils de brut par jour. Une manne pétrolière dont aurait besoin la Turquie en proie à une grave crise économique. Une crise qui, selon l’agence Reuters citée par le quotidien israélien Haaretz, risque de considérablement s’aggraver en 2018.

La Turquie a besoin du pétrole de Rojava, et l’Union européenne a besoin que les réfugiés syriens restent en Turquie. Quant aux États-Unis qui ont pendant un temps soutenu et armé les Kurdes syriens avant de les abandonner à leur sort, ils semblent aujourd’hui ne s’intéresser qu’à pérenniser leur présence militaire en Syrie. Reste la Russie de Vladimir Poutine. Mais ce dernier a besoin d’Erdogan pour mener à bien le projet du gazoduc turco-russe : Turkish Stream.

Il y a donc peu de chance que la communauté internationale vienne en aide à la population civile d’Afrin. Comme elle s’est montrée incapable de sauver celle de la Ghouta orientale.


© Claude El Khal, 2018