Les véritables raisons des frappes contre Damas

Photo : Hassan Ammar / AP / SIPA

"Mission accomplie", a claironné Donald Trump sur Twitter peu après les frappes américaines, britanniques et françaises sur Damas. Cette mission avait pour objectif, selon les États-Unis, la Grande Bretagne et la France, de détruire ou de réduire considérablement les capacités de fabrication et d’utilisation d’armes chimiques par le régime syrien. Mais l’attaque chimique présumée à Douma est-elle la vraie raison des frappes occidentales?

Observons bien ce qui s’est passé. Cette opération militaire s’est déroulée sans mandat des Nations Unies, et sans attendre les résultats de l’enquête indépendante sur le terrain. En effet, les enquêteurs de l’OIAC, l’Organisation pour l’interdiction des armes chimiques, sont arrivés sur place le samedi 14 avril, alors que les frappes ont eu lieu dans la nuit de vendredi à samedi.

Si les États-Unis, la Grande Bretagne et la France avaient la certitude qu’une attaque chimique avait eu lieu, pourquoi n’ont-ils pas attendu les résultats de l’enquête qui auraient démontré la véracité de leurs accusations? Confrontée à des preuves indiscutables, la Russie aurait eu beaucoup de mal à opposer son véto à une résolution autorisant une intervention militaire ciblée. Au mieux, au moment du vote, elle se serait abstenue.


Mais la coalition tripartite semblait pressée d’intervenir, quitte à ruiner ses relations avec la Russie, à agir en dehors du droit international, et à provoquer des risques de tension majeure dans la région. Pourquoi? Les arguments de "l’urgence humanitaire" et de la "ligne rouge franchie par l’utilisation d’armes chimiques" ne tiennent pas la route.

Il y a une urgence humanitaire au Yémen, pourtant personne ne s’empresse d’arrêter la guerre effroyable qui s’y déroule. Bien au contraire, on reçoit en grande pompe le prince héritier d’Arabie Saoudite, acteur principal de cette guerre, et on lui vend autant d'armes possible. Donald Trump n'avait-il pas annoncé durant sa visite en Arabie Saoudite des contrats d’armements pour un montant record de 110 milliards de dollars?

Quant à l’utilisation d’armes chimiques, il est avéré que du phosphore blanc a été utilisé par la coalition internationale à Mossoul en 2017, et par l’armée israélienne à Gaza en 2009, sans que personne n’évoque, dans un cas comme dans l’autre, une quelconque "ligne rouge".

Pour ce qui des preuves détenues par la coalition tripartite de la culpabilité du gouvernement syrien, les déclarations françaises et américaines sont pour le moins contradictoires.

Le 12 avril, soit la veille des frappes, Emmanuel Macron a déclaré dans une interview télévisée : "nous avons la preuve que la semaine dernière des armes chimiques ont été utilisées, au moins du chlore, et qu’elles ont été utilisées par le régime de Bachar al-Assad". Mais le président français n’a pas précisé quelle était la nature de cette preuve et comment elle avait été obtenue.

Le même jour, le New York Times rapportait les doutes du Secrétaire américain à la Défense, le général James Mattis, qui recommandait la plus grande prudence face au manque de preuves concluantes.

Par ailleurs, le calendrier choisi par Damas pour procéder à cette attaque chimique présumée est des plus troublants.

L’armée syrienne avait presque achevé sa conquête de la Ghouta. Seule une dernière poche était encore contrôlée par le groupe armé Jaysh al-Islam, et des négociations étaient en cours pour faciliter son départ vers le nord de la Syrie.  Quel intérêt aurait eu le régime syrien, alors qu’il avait gagné cette bataille, d’utiliser des armes chimiques dont il était certain qu’elles lui vaudraient les foudres de la communauté internationale?

Certains l’expliquent par la personnalité fondamentalement criminelle de Bachar el-Assad, qui se serait en quelque sorte offert un dernier massacre. Cette explication relève toutefois plus de la mauvaise fiction que de l’explication crédible.

De plus, si le régime syrien fabriquait effectivement des armes chimiques, il est difficile de croire qu’il le ferait au su et au vu du monde entier, au cœur de sa capitale, sur des sites militaires et civils connus de tous, dont l’un avait même été construit par la France dans les années 70 – comme le rapportent les journalistes Christian Chesnot et Georges Malbrunot dans leur livre : "Les chemins de Damas".

Le moins qu’on puisse dire c’est que le récit officiel est confus et qu’il appelle la plus grande prudence et le questionnement. D’autant que si nous écartons un instant ce récit et regardons la situation dans son ensemble, la confusion se dissipe d’elle-même.

Les armées syrienne et russe ont gagné la bataille de la Ghouta. La prochaine grande bataille se déroulera à Idlib, cette région du nord-ouest syrien où se concentrent désormais la quasi-totalité des groupes armés salafistes et jihadistes. Conquérir Idlib revient à gagner sans équivoque la guerre en Syrie.

C’est à cette lumière qu’il faut lire l’interview du ministre français des Affaires étrangères, Jean-Yves Le Drian, publiée le 14 avril dans le Journal du Dimanche. Le soir même des frappes occidentales. Une interview qui est passée relativement inaperçue.

Le Drian a insisté sur le "désastre humanitaire" à Idlib, et a dit espérer que la Russie ait enfin compris "qu'après la riposte militaire sur [l'arsenal chimique syrien], nous devons joindre nos efforts pour promouvoir un processus politique en Syrie qui permette une sortie de crise. La France est disponible pour y parvenir."

À ça il faut ajouter la menace répétée par le vice-président américain Mike Pense, par l’ambassadrice des États-Unis à l’ONU Nikki Haley et par le ministre britannique des Affaires étrangères Boris Johnson : si Bachar el-Assad utilise à nouveau des armes chimiques nous sommes fin prêts à de nouvelles frappes. "Locked and loaded", a dit sans ambages Nikki Haley. Traduction : nos armes sont chargées et prêtes à tirer.

Donc mise en garde à propos d’Idlib, offre de négociations, et menaces de frappes militaires. Ce qui ressemble à s'y méprendre à du chantage. Mais à quelle fin?

La France, les États-Unis et la Grande Bretagne ont été écartés du dossier syrien qui est aujourd'hui entièrement entre les mains de la Russie, de l’Iran et de la Turquie. Les frappes contre Damas seraient en réalité une réponse au sommet d’Ankara, qui a réuni le 4 avril dernier les présidents russe, iranien et turc, et un message musclé à la Russie et à l'Iran : il n’y aura pas de solution en Syrie sans nous.


En cas de refus russe et iranien – refus qui se traduirait par une offensive sur Idlib, on peut craindre qu’une nouvelle "urgence humanitaire" entraîne une réponse militaire d’envergure contre le gouvernement et l’armée de Bachar el-Assad et ses alliés.

Il serait bien sûr très imprudent de trancher dès aujourd’hui entre ces deux récits. Mais rejeter une version au profit de l’autre, équivaudrait à faire l’impasse sur le jeu d’échecs monstrueux entre les puissances régionales et internationales qui se déroule en Syrie, au grand dam du peuple syrien.


© Claude El Khal, 2018