Quand les chiens de garde chassent la Marguerite


Le chenil est en ébullition, ça glapit, ça aboie, ça frétille. On lui a jeté un os, et un beau: la Marguerite qui a transformé un vieux tube de Michel Fugain en hymne joyeux des Gilets Jaunes a fait, il y a quelques années, une courte apparition dans un clip pro-Manif pour tous. Elle est donc une ignoble fasciste, homophobe, raciste, suppôt de Satan, réincarnation à elle seule des années les plus sombres de notre Histoire. Tout ce qu’elle a fait et fera est et sera par conséquent frappé du sceau de l’infamie. Ainsi que sa personne, son entourage, sa descendance et toutes celles et ceux qui ont partagé sa chanson sur les réseaux sociaux. Lâchez les chiens, et haro sur la jolie fleur.






Dans la France d’aujourd’hui, on ne se parle plus, on se juge, on se dénonce, on se condamne. Les débats télévisés sont devenus des tribunaux, les éditoriaux des réquisitoires, et les journaux des comptes rendus plus ou moins exhaustifs des jugements et des condamnations. On n’informe plus, on dicte la voie à suivre pour penser juste. On nous dit qui aimer et qui haïr, quelles idées sont les bonnes, celles qu’on a le droit d’avoir et de défendre, et quelles idées sont les mauvaises, celles qu’on doit taire, tuer dans l’œuf, avant qu’elles ne diffusent tout autour leur pestilence brune et plongent la société et le monde dans les affres d’un nazisme ressuscité.

On va fouiner dans votre passé, tels de petits agents zélés de la Stasi, pour voir si un jour, proche ou lointain, vous n’avez pas dit, écrit ou pensé des choses contraires à la doxa des gens de bien, des gourous de la pensée unique, des mamamouchis du politiquement correct. Et si par malheur on trouve cette pépite, cette preuve irréfutable de votre infréquentabilité, vous êtes exclu, banni, lapidé, lynché. Sur les plateaux télé, on fait le ménage. On s’y retrouve uniquement entre Aphatie, Barbier et autres Goupil. On érige leurs brèves de comptoir en morale suprême. Plus de place pour les Michel Onfray, les Étienne Chouard, et bien sûr les Marguerite. La diversité véritable des opinions n’existe plus. On ne confronte plus les idées, on met à l’index celles qui ne plaisent pas en haut lieu. Dans les médias, sur les réseaux sociaux, c’est tous les jours Salem. On y brûle les mal-pensants comme autrefois les femmes accusées de sorcellerie.

Peu importe si ces chantres du maccarthysme bon chic bon genre sont de fieffés menteurs récidivistes. Si, tout au long de leur glorieuse carrière ils nous ont vendu, et continuent à nous vendre, des mensonges éhontés auxquels plus personne ne croit mais que presque tout le monde a peur de dénoncer. Voilà le mot-clé: la peur. Ces chiens de garde et leurs illustres maîtres distillent chez le citoyen français la peur, voire la terreur, de dire ce qu’il pense. En d’autres temps, quand il faisait encore bon débattre, on aurait appelé ça du terrorisme intellectuel. Mais les temps, justement, ont changé. Et les inquisiteurs ont pris un pouvoir qu’ils ne sont pas prêts à lâcher et qu’ils feront tout pour garder, quitte à ériger des bûchers réels ou virtuels.

Cette peur, les Gilets Jaunes l’ont dépassée. Comme ils ont brisé l’uniformité idéologique dans laquelle on cherche à nous enfermer. Ils ne pensent pas tous pareil, ils ne sont pas de petits soldats idéologiques obéissants qui ânonnent docilement les prêches des intellocrates. Ils n’ont pas remplacé, pour conjuguer leur colère, leur vulgaire Bescherelle par les œuvres incandescentes d’un BHL. Alors ils sont l’ennemi à abattre. Sur les chaînes d’info continue, quand on en invite un, c’est pour faire son procès. On pointe du doigt certaines dérives et on le somme de condamner. On repasse jusqu’à la nausée les images de violences commises par certains Gilets Jaunes ou par des casseurs, mais jamais une seule image des répressions policières, ou alors pour les atténuer ou leur en faire porter la responsabilité. On les méprise, on les insulte, on dit qu’ils sont une peste brune, une foule haineuse, des comploteurs, des complotistes, des Talibans.

Cette France-là n’est pas la mienne. La mienne est celle où des gens aux idées contraires peuvent s’apprécier, se respecter et même partager certains combats. Celle d’Albert Camus ET de Jean-Paul Sartre, de Simone de Beauvoir ET de Raymond Aron, des deux Jean, Ferrat ET d’Ormesson, et des deux Simone, Veil ET Weil. Dans ma France, on se parle, on s’écoute, on s’accepte. C’est ça le véritable vivre ensemble. Alors, n’en déplaise aux chiens de garde, qui peuvent aboyer ou hurler à la lune jusqu’au siècle prochain, je chante "Les gentils, les méchants" de Marguerite, même si certaines de ses idées sont opposées aux miennes. Ça s’appelle la démocratie, ça s’appelle la tolérance et, surtout, ça s’appelle la France.


© Claude El Khal, 2019