L’islam, parlons-en


Quand la guerre du Liban a commencé, j’avais 7 ans. La rupture qu’elle causa dans mon quotidien d’enfant fut si brutale qu’il ne me reste aujourd’hui presque plus de souvenirs d’avant. Les années qui ont suivies furent rythmées par les bombardements, la course aux abris, les francs-tireurs et les fils de voisins qui partaient se battre et ne revenaient plus, dont les photos en noir et blanc ornaient tous les murs du quartier. C’étaient des années de rage et de haine. Et l’enfant que j’étais ne pouvait y être indifférent, ne pouvait que tout absorber, jusqu’à s’y noyer.

A l’âge de 9 ans, ma mère m’envoya à Paris chez mon père. Le fils qu’il a vu débarquer était un petit garçon qui détestait viscéralement les musulmans. C’était eux qui détruisaient le Liban, c’était eux qui massacraient les chrétiens, ils étaient l’ennemi barbare et sanguinaire, le mal absolu. Un tel discours ne pouvait que profondément contrarier mon père, humaniste et poète. Qu’a-t-il fait? M’a-t-il giflé, tancé, fait la morale, puni, privé de dessert? Non. Il m’a amené au cinéma. Il m’a amené voir deux films: "Le Cid" d’Anthony Mann et "Le Message" de Moustapha Akkad.

"Le Cid", grande épopée romanesque, raconte l’histoire de chrétiens et de musulmans espagnols qui s’unissent pour sauver leur pays en guerre d’une invasion étrangère, et "Le Message", autre grande épopée, raconte la mission du prophète Mohammad et la naissance de l’islam. Comment ne pas se laisser emporter par la légende du Cid, Rodrigo de Bivar, de la belle Chimène et de l’émir de Saragosse? Comment ne pas s’émouvoir du destin de Bilal, l’esclave devenu le premier muezzin de l’Histoire? Comment ne pas admirer l’indomptable Hamza, chasseur de lions et oncle du Prophète? En sortant du cinéma, j’étais le Cid, j’étais Bilal, j’étais Hamza.

Mais que serait-il arrivé si mon père avait réagi en censeur et non en pédagogue inspiré? S’il m’avait grondé ou puni, ne me serais-je pas cambré, ne me serais-je pas accroché encore plus à ma haine?

Bien des années plus tard, devenu jeune adulte, je suis parti travailler dans les pays du Golfe. Là, je m’y suis fait nombre d’amis dont beaucoup le sont encore. Ces amis, de nationalités arabes différentes, étaient en majorité musulmans. Notre amitié n’était pas empreinte d’hypocrisies. Nous n’évitions pas à tout prix les sujets qui fâchent. Au contraire, nous aimions les sujets qui fâchent, nous y plongions avec passion, nous les embrassions avec ardeur. Nous débattions d’islam, de christianisme, de judaïsme. Nous comparions nos lectures, confrontions nos croyances et nos idées. Souvent les esprits s’échauffaient, le ton montait, parfois des insultes fusaient, mais très vite nous nous réconciliions, parce que nous savions que le respect de l’autre passe surtout par l’honnêteté et la franchise.

J’ai discuté d’islam dans de nombreux pays arabes, de l’Égypte à Bahreïn. J’ai débattu avec des croyants et des hommes de religion. J’ai exposé mon point de vue, avancé des théories, posé des questions. J’ai écouté et j’ai été écouté. Un jour, j’ai reçu un magnifique cadeau d’un ami égyptien, une édition rare du Coran, en arabe et en français, dont l’introduction contenait une interprétation que je théorisais, pensant naïvement que j’avais découvert la roue! Dans ces îlots d’échanges si enrichissants, j’ai découvert plus de tolérance que je ne rencontre aujourd’hui en France de la part de ceux qui défendent une vision rigoriste de la laïcité, mais aussi de la part de ceux qui disent lutter contre l’islamophobie.

Pour les uns, l’islam est la source de tous les dangers, de toutes les inquiétudes, de tous les fantasmes. Il faut donc le combattre, le réduire, limiter ses effets funestes. C’est un racisme qui ne dit pas son nom. À travers l’islam se sont avant tout les arabes et les africains qu’on rejette. C’est bien eux qu’on accuse de mettre en péril l’identité "blanche" de la France et, pour les plus extrémistes, de vouloir éliminer les Français dit "de souche" pour remplacer les petites têtes blondes de leurs enfants par les petites têtes crépues des leurs. Serait-on aujourd’hui tellement anti-islam si cette religion était celle de peuples d’Europe du nord? On peut en douter. La meilleure preuve de ce racisme est le double discours de ses adeptes: l’islam politique – ce totalitarisme appelé islamisme – est inacceptable en France alors qu’il est parfaitement accepté et soutenu au Moyen-Orient. Pire: ce qu’on présente chez soi comme un fossoyeur de la démocratie devient pour certains pays le fer de lance de cette même démocratie. Ce qui est pour nous une oppression intolérable serait une libération indispensable pour autrui. Cette hypocrisie sans nom ressemble à s’y méprendre à un réflexe colonialiste mal guéri né d’un sentiment de supériorité aussi injustifié que mal placé.

Pour les autres, il ne faut surtout pas parler de l’islam, il ne faut surtout pas le critiquer, jamais. Quiconque enfreint ce diktat est tout de suite montré du doigt, voué aux gémonies et aux flammes éternelles de la nauséabonderie universelle. Cette attitude paternaliste envers les Français musulmans, tellement condescendante, presque injurieuse, n’est-elle pas une forme d’islamophobie soft? Respecter l’autre, le respecter vraiment, ce n’est pas le traiter comme un enfant, comme un mineur, qui a besoin qu’on le protège des vilaines gens, à qui on retire le droit de défendre haut et fort ses croyances et ses traditions. N’a-t-on pas réalisé qu’en agissant de la sorte, on se mettait fondamentalement du côté de ces islamistes qui ne demandent rien de mieux que d’interdire tout débat sur l’islam, afin d’empêcher que ne soit démasqué leur dévoiement du message mecquois originel?

Face à tous ceux-là, peut-être faudrait-il que les Français musulmans descendent dans la rue et portent à bout de bras l’appel suivant: "L’islam, parlons-en". Que des débats soient lancés, que des agoras soient ouvertes, que ceux qui ont peur de l’islam viennent partager leurs craintes et leurs inquiétudes, qu’ils en parlent, qu’on les écoute, qu’on leur réponde, qu’on leur explique, que les idées soient échangées, que les opinions soient confrontées. Que ceux qui n’aiment pas les musulmans viennent rencontrer des musulmans, qu’ils leur disent pourquoi, qu’ils soient entendus, puis que l’absurdité de leurs inimitiés leur soit démontrée, à moins que celles-ci, par le simple fait de s’être rencontré et d’avoir été écouté, ne disparaissent toutes seules.

Il ne faut pas sous-estimer le pouvoir réparateur et rassembleur du débat et du dialogue. A condition bien sûr que ceux-ci soient honnêtes et francs. Et non suintant de ce politiquement correct si néfaste à la démocratie, ni de cette hystérie raciste qui n’est rien d’autre que la peur irrationnelle de l’autre.


© Claude El Khal, 2019