Mashrou’ Leila, journal d’une polémique

Photo: Wael Hamzeh

Je publie ici sous la forme d’un journal ce que j’ai écrit au fil des jours sur Facebook à propos de la polémique autour du groupe libanais de rock alternatif, Mashrou’ Leila, accusé de blasphème contre la religion chrétienne. Peut-être que cet exercice pourrait aider à mieux comprendre ce qui s'est réellement passé, et l’importance du rôle de l’État dans la défense et la protection de la liberté d’expression au Liban.


Dimanche 22 juillet: la polémique est lancée

Mashrou’ Leila est coupable. Coupable de faire de la musique au lieu de la démagogie politique. Coupable de chanter au lieu de faire chanter, de mentir et de voler. Coupable de vouloir partager du bon temps au lieu de se partager l’argent public. Coupable de faire de beaux spectacles au lieu de défigurer les villes, les villages, les montagnes et les forêts. Coupable d'aimer danser au lieu de couler l’économie. Coupable enfin de n’avoir pas su faire le nécessaire pour que ses inquisiteurs l'adulent, chantent ses louanges et lui donnent du cheikh, du ma3ali et du beik.


Lundi 29 juillet: la polémique prend de l’ampleur

La liberté des uns s’arrête là où commence celle des autres. C’est l’argument qui est utilisé par les censeurs de tout poil. Mais cet argument est on ne peut plus faux. C’est à se demander si ceux qui l’utilisent ont réfléchi un tant soit peu à sa signification. Ou s’ils balancent cette phrase sans en comprendre le sens.

En interdisant une chanson, on limite la liberté de ceux qui veulent l’écouter. En interdisant un spectacle, on limite la liberté de ceux qui veulent y assister. En interdisant un film, on limite la liberté de ceux qui veulent le voir.

Par contre, une chanson, un spectacle ou un film ne limitent en rien la liberté de ceux que ces œuvres dérangent. Ils ont tout simplement le choix de ne pas écouter cette chanson, de ne pas assister à ce spectacle ou de ne pas voir ce film.

Une chanson jugée blasphématoire, par exemple, n’a jamais empêché ceux qui la jugent ainsi de pratiquer librement leur foi, de se rendre dans leur lieu de culte et d’afficher où bon leur semble les symboles de leur croyance ni d’affirmer cette croyance comme ils le veulent.

Par conséquent, ceux qui disent que "la liberté des uns s’arrête là où commence celle des autres" pour justifier la censure sont ceux qui, en réalité, empiètent sur la liberté des autres. C’est donc à eux que cette phrase qu’ils brandissent comme un étendard devrait avant tout être appliquée.


Mardi 30 juillet: le concert est annulé

Mashrou’ Leila n’a rien perdu avec l’annulation de son concert à Byblos. Le groupe continuera d’exister, de faire de la musique, de se produire partout dans le monde et de vendre plein d’albums.

Par contre, Mashrou’ Dawla (projet d'État) en a pris un sacré coup. Un coup dont il aura bien du mal à se remettre.


Mercredi 31 juillet: autoflagellation et haine de soi

Je lis ici ou là que le Liban a interdit le concert de Mashrou’ Leila. Je lis aussi que les chrétiens ont empêché le concert d’avoir lieu.

Cette haine de soi est insupportable.

Non, le Liban n’a pas interdit le concert. Non, les chrétiens n’ont pas empêché le concert d’avoir lieu.

Le concert a été annulé par les organisateurs du festival de Byblos suite à des pressions d’une partie du clergé maronite, de quelques personnalités politiques chrétiennes et surtout après que des menaces aient été lancées contre Mashrou’ Leila.

Ce n’est absolument pas la même chose.

Celles et ceux qui s’opposent à l’esprit d’inquisition et défendent la liberté d’expression ne représentent pas moins le Liban que les inquisiteurs et les censeurs.

Parmi les défenseurs de la liberté d’expression et les opposants à l’inquisition qui a visé Mashrou’ Leila, on trouve énormément de chrétiens. Beaucoup sont pratiquants et attachés aux symboles de leur foi, et beaucoup n’apprécient en rien le groupe visé.

Il faut d’ailleurs noter que le très grand nombre de Libanais qui ont été révoltés par l’annulation du concert, et l’ont exprimé haut et fort, est un signe fort qu’une bonne partie du Liban n’a pas renoncé au principe de liberté qui a fondé notre République.

Le véritable problème dans cette histoire n’est pas le fanatisme et l’obscurantisme de certains, des comme eux il y en a partout dans le monde. Le véritable problème est que l’État n’a pas assumé ses responsabilités.

La justice a déclaré que rien n’était illégal dans les paroles des chansons de Mashrou’ Leila ou les posts sur les réseaux sociaux des membres du groupe. Le concert pouvait donc avoir lieu en toute légalité.

Par contre, les menaces lancées contre le groupe sur les réseaux sociaux sont illégales. Les appels à l’annulation du concert étaient anticonstitutionnels. L’État avait donc la responsabilité d’assurer la tenue du concert. Ce qu’il n’a pas fait.

Voilà, en résumé.

Il faudrait donc arrêter l’autoflagellation idiote et inutile et commencer à s’interroger sur les vraies raisons qui ont empêché le concert d’avoir lieu, et surtout sur les moyens de protéger la liberté d’expression au Liban.


Mercredi 31 juillet: et l'État dans tout ça?

Aucune organisation, civile ou religieuse, aucun clergé ni aucun parti politique, même s’il est au pouvoir, ne peut décider de ce que nous pouvons voir, lire ou écouter.

Notre liberté individuelle est inscrite dans la Constitution.

Si une ou plusieurs personnes, si une organisation quelconque, si tel ou tel clergé, ou si tel ou tel parti politique trouve qu’une œuvre ou que des propos sont inacceptables, il doit en recourir à la justice.

Seule la justice peut décider si cette œuvre ou ces propos controversés enfreignent la loi.

Dans le cas de Mashrou’ Leila, la justice a déclaré qu’il n’y avait rien d’illégal dans les paroles des chansons controversés du groupe.

Si cette décision n’a pas plu aux plaignants, ils pouvaient faire appel. Mais ne pouvaient en aucun cas se faire justice eux-mêmes et faire interdire le concert par la menace, l’intimidation et les pressions.

Le rôle de l’État et de ses institutions est justement de faire en sorte que la décision de la justice soit appliquée et que la liberté individuelle soit respectée.

Mais voilà, au Liban on confond l’État (immuable) et le pouvoir en place (éphémère), on confond la justice (le respect des lois) avec la morale (forcément subjective), on confond politique (chose publique) et intérêt personnel, bref on confond chaque chose avec son contraire, dans un immense fattoush où se mélangent, n’importe comment, tout et n’importe quoi.

Alors forcément on n’arrive jamais à rien. Et les individus en charge du fonctionnement de l’État et de ses institutions ne remplissent pas leur rôle et n’assument pas leurs responsabilités.

Vous noterez que ces gens-là ne sont jamais responsables de rien. Alors qu’ils sont aux affaires depuis plus d’une décennie, le manque d’électricité, ce n’est pas leur faute, le manque d’eau non plus, encore moins la crise des déchets, et toute autre joyeuseté qui forme le quotidien des Libanais.

Dans le cas de Mashrou’ Leila, l’État n’a pas rempli son rôle et s’est effacé devant les hurleurs, les inquisiteurs et les censeurs. Le véritable problème est là.

Maintenant que le dossier Mashrou’ Leila est presque classé, et malheureusement bientôt oublié, il est sans doute temps d’ouvrir le dossier Mashrou’ Dawla (projet d’État).


Mercredi 31 juillet: une longue histoire de censure 

Dans les années 60, le ministre de l’Intérieur d’alors, Kamal Joumblatt, voulait interdire le rock’n’roll et les concerts de Johnny Hallyday, jugés immoraux. 


Dans les années 70, on interdisait la chanson du génie comique Shoushou "Ya Baladna" pour atteinte à la sécurité de l’État.

Dans les années 80, la chasse aux Punks était ouverte à Beyrouth.

Dans les années 90, une longue liste d’artistes internationaux interdits au Liban était distribuée aux agents de sécurité de l’AIB.

Dans les années 2000, ce fut le tour de la musique métal d’être mise à l’index et ses fans, accusés d’être des adorateurs du Mal, étaient violemment réprimés.

Bref, l’inquisition contre Mashrou’ Leila n’a rien de nouveau. Mais comme on a une mémoire de poisson rouge, on est convaincu que c’est sans précédent, et on hurle à la mort de la liberté au Liban et à la fin de la civilisation.


Jeudi 1er août: défendre la liberté d’expression

Entre défendre sa liberté et défendre la liberté, il y a une nuance importante.

Beaucoup de ceux qui disent défendre la liberté ne défendent en réalité que la leur. Et dès qu’ils l’ont obtenue, n’ont aucun problème à piétiner celle des autres.

L’exemple le plus frappant est celui de militants qui avaient été arrêté le 9 août 2001 pour avoir manifesté pour la liberté au Liban et qui, moins de 20 ans plus tard, ont fait annuler un concert qui devait avoir lieu, ironie suprême, le 9 août 2019.

Par ailleurs, parmi les plus ardents défenseurs de Mashrou’ Leila, on trouve des gens qui n’ont aucun problème à utiliser les mêmes procédés qu’ils dénoncent à grands cris contre ceux qui ne sont pas d’accord avec leurs choix politiques.

J’en ai fait l’expérience désagréable lors des élections municipales de 2016. Ayant choisi de soutenir la liste menée par Charbel Nahas à Beyrouth, des supporters de la liste concurrente "Beirut Madinati" m’ont copieusement insulté sur les réseaux sociaux et ont cherché à me faire bannir de Facebook.

Aujourd’hui, les personnes que je respecte le plus sont celles qui ont été choquées par les paroles des chansons controversées de Mashrou’ Leila ainsi que par le montage-photo partagé par l’un de ses membres sur les réseaux sociaux, mais qui ont défendu haut et fort le droit du groupe à se produire sur scène, au nom de la liberté d’expression.

Défendre la liberté d’expression c’est avant tout défendre la liberté de ceux avec qui on n’est pas d’accord, dont les idées sont contraires aux nôtres ou dont les propos nous choquent.

Sinon ce n’est pas la liberté qu’on défend, mais son petit pré carré. Tout en se drapant de grands principes qu’on n’hésite pas à fouler aux pieds à la première occasion.


Jeudi 1er août: conclusion

Contrairement aux fantasmes de certains, le Liban n’est ni la Suisse ni la Suède. Le fanatisme politique et religieux, et la censure qui en découle, y est aussi vieux que les cèdres.

Je ne joins donc pas ma voix à celles des Cassandre qui nous promettent la fin du monde parce que le concert de Mashrou’ Leila a été annulé de façon si scandaleuse.

Contrairement au pessimisme ambiant, je vois dans cette affaire plusieurs avancées positives:

- L’État n’a pas interdit le concert, alors que la censure des décennies précédentes était principalement étatique.

- La justice n’a pas jugé illégales les paroles des chansons controversées, ce qu’elle aurait probablement fait il y a quelques années.

- Un très grand nombre de Libanais se sont élevés contre la censure et l’obscurantisme. Il n’y a pas si longtemps, l’inquisition était presque toujours quasi généralisée. Quand la censure frappait, surtout pour des motifs "religieux", rares sont ceux qui osaient la critiquer ou la défier.

- Le silence gêné de nombreux leaders et ténors politiques, alors que lors des décennies passées, eux-mêmes ou leurs prédécesseurs étaient le fer de lance de la censure. Ce silence incompréhensible de la part de personnages d’habitude prompts à la surenchère, et ce malgré l’étendue de la polémique et une importante couverture médiatique locale et internationale, pourrait s’expliquer par la peur de perdre une partie de leur électorat. Le fait que seuls des politiciens de second plan soient montés au créneau pour soutenir ouvertement l’inquisition et la censure, et qu’un seul parti politique ait réclamé du bout des lèvres l’interdiction du concert, est un indicateur important de l’évolution positive d’une partie non-négligeable de l’opinion publique.

Ceci étant dit, et malgré ces avancées, le plus inquiétant est l’État qui s’est effacé devant les inquisiteurs et les censeurs, et a laissé menaces et intimidations se substituer aux lois et à la Constitution.

L’État est le garant des libertés publiques et des textes qui les consacrent. Sans ce garant, pas de libertés.

Il est donc temps de mettre colères et indignations de côté et commencer enfin l'urgent débat public sur le rôle de l’État et de ses institutions dans la défense de la liberté d’expression inscrite dans notre Constitution.


© Claude El Khal, 2019