Carnets: Le mois d’août à Beyrouth


Je vais régulièrement partager ici, sous forme de "carnets" mensuels, des billets publiés sur les réseaux sociaux, notamment sur Facebook. Ces carnets beyrouthins, ces billets d’humeur, croquis de la vie politique, sociale, intellectuelle ou culturelle libanaise, formeront peut-être un portrait très personnel, forcément subjectif, d’un Liban si superficiellement célèbre mais si profondément méconnu.


9 août: Mashou’ Leila et la liberté d’expression

Ce soir, à 9h, il nous est demandé d’écouter et de jouer, aussi fort que possible, des chansons de Mashrou’ Leila, au nom de la liberté d’expression.

Pourquoi pas? L’idée semble bonne et l’intention est louable.

Pourtant.

Il n’y a pas si longtemps, un autre concert était annulé sous la menace et les pressions. Celui, à Ashrafieh, de la star de la chanson arabe Georges Wassouf.

Curieusement, la soi-disant société civile ne s’était pas indignée et fait campagne pour diffuser les chansons de Wassouf, des appels contre la violence n’avaient pas été publiés dans certains journaux, et la presse occidentale n’en avait pas fait ses choux gras.

Pire, parmi les plus ardents défenseurs de la liberté d’expression d’aujourd’hui, on trouve ceux-là mêmes qui ont fait annuler ce concert.

Pourquoi? Parce que Georges Wassouf est syrien?

C’est vrai que les chrétiens syriens ne sont pas en odeur de sainteté chez certains Libanais. Parmi les signataires d’un récent appel pour la liberté d’expression, il y a de prétendus intellectuels qui ont décrit les chrétiens syriens comme des entités démoniaques, d’autres avaient salué comme une "libération" l’invasion du village chrétien de Maaloula en Syrie par al-Qaeda, d’autres encore soutiennent mordicus les milices jihadistes en Syrie et ont défendu la présence de Daech et Nosra au Liban puis fait campagne pour empêcher l’armée libanaise de les en déloger.

De quelle défense de la liberté d’expression parlons-nous quand on hurle à la censure alors qu’on est soi-même un censeur de la pire espèce?

Au risque de me répéter: défendre la liberté d’expression c’est avant tout défendre la liberté de ceux avec qui on n’est pas d’accord, dont les idées sont contraires aux nôtres ou dont les propos nous choquent.

Ce soir donc, si j’habitais à Jbeil, où le concert de Mashrou’ Leila devait avoir lieu, j’aurais répondu à l’appel et écouté à plein tube leurs chansons. Mais comme j’habite à Ashrafieh, c’est la voix de Georges Wassouf qui va s’échapper de mes fenêtres. Au nom de la liberté d’expression.


10 août: Mashrou’ Tartuffe

Profiter de l’affaire Mashrou’ Leila pour régler des comptes politiques ce n’est pas défendre la liberté d’expression, c’est de la démagogie.

Profiter de l’affaire Mashrou’ Leila pour vendre du papier ce n’est pas défendre la liberté d’expression, c’est du commerce.

Profiter de l’affaire Mashrou’ Leila pour faire parler de soi ce n’est pas défendre la liberté d’expression, c’est de l’opportunisme.

Profiter de l’affaire Mashrou’ Leila pour prendre des poses contestataires dans les salons à la mode ce n’est pas défendre la liberté d’expression, c’est du snobisme.

Profiter de l’affaire Mashrou’ Leila pour cracher une énième fois sur le Liban et les Libanais ce n’est pas défendre la liberté d’expression, c’est de la haine de soi.

Profiter de l’affaire Mashrou’ Leila pour se présenter comme un défenseur de la liberté d’expression alors qu’on est soi-même un censeur et un propagateur de mensonges et de calomnies à l’encontre de ceux qui ne partagent pas les mêmes idées, c’est de l’hypocrisie.

Méfiez-vous des faussaires comme de la peste. Ils seront les premiers à piétiner votre liberté d’expression et tenter de vous salir si vos propos leur déplaisent ou les dérangent.


20 août: Un géant s’en est allé

Il y a dans ce pays des géants méconnus. Des géants dont ne parlent ni la presse ni la télévision. Des géants discrets, humbles, intègres, aussi nobles que les causes qu’ils défendent. Des géants qui, quand ils s’en vont, laissent derrière eux un vide immense que personne, jamais, ne peut remplir.

Antoun Khoury Harb était de ceux-là.

Résistant, il avait porté l’uniforme pour combattre l’occupation syrienne. Après la terrible défaite du 13 octobre, c’était en citoyen libre, à mains nues, qu’il avait continué le combat. En 2005, il était parmi les premiers à battre le pavé de la Place des Martyrs. Puis, refusant ces compromissions qui salissent tout, il avait quitté le mouvement politique dont il était pourtant l’un des pères. Et avait inlassablement continué à se battre pour un Liban plus libre, plus propre, plus juste, plus humain.

Un géant s’en est allé. Il a rejoint au paradis des héros les lions du 13 octobre, et cet autre géant, parti aussi trop tôt, qu’était Ghazi Aad.

Un géant s’en est allé. Et si ce pays a encore un peu d’honneur, un peu de dignité, il devrait déclarer un deuil national. Mais la dignité n’est plus de mise depuis longtemps. Et les honneurs de la République ne sont plus réservés qu’aux marchands du Temple.

Adieu camarade.


22 août: Bachir Gemayel

Le 23 août 1982, Bachir Gemayel était élu président de la République. Il fut assassiné le 14 septembre, avant même qu’il ait pu prendre ses fonctions. Il n’aura été président-élu que 21 jours. 21 jours où un espoir fou s’était emparé du pays. 21 jours où le Liban a cru qu’il allait devenir une nation véritable et non plus l’association de malfaiteurs qu’il a été pendant trop longtemps.

Si certains enfants avaient pour héros Tarzan ou Superman, moi mon héros c’était Bachir.

J’avais 7 ans quand la guerre a commencé. Avec elle s’est envolé tout ce qui fait l’enfance: l’innocence, l’insouciance, Tarzan et Superman. Mon quotidien, notre quotidien, n’était plus que bombardements, francs-tireurs, abri de fortune dans une cave à mazout, débris d’obus et douilles de balles, la flamme des bougies puis l’incandescence bruyante des “lux” en guise d’électricité, la télé en noir et blanc connectée à une batterie de voiture, et les fils des voisins qui partaient au front et dont on ne revoyait que les portraits ronéotypés collés aux murs des immeubles environnants.

Aller acheter une glace au coin de la rue était une aventure dont on pouvait ne jamais revenir. Et si je suis là aujourd’hui, à Beyrouth, dans mon quartier d’Ashrafieh où j’écris ces lignes, c’est aussi grâce à Bachir.

J’entends déjà certains me dire: tout ça n’est que nostalgie d’un autre âge, comment l’adulte que tu es peut encore saluer la mémoire de Bachir, lui qui a collaboré avec Israël?

Ma réponse est très simple:

Le but initial de la guerre du Liban, malgré son maquillage confessionnel, était de faire du pays des cèdres une patrie de rechange pour les Palestiniens. Pour se faire, les Libanais chrétiens attachés à un Liban souverain et indépendant étaient priés de débarrasser le plancher et d’aller s’installer aux États-Unis et au Canada. Bachir, comme d’autres avec lui, a dit non. Cette terre, ce pays, est aussi à nous, et nous préférons mourir que nous en aller.

Partir, laisser le Liban devenir une nouvelle Palestine, aurait été le plus grand cadeau qu’on aurait pu faire à Israël. Et si aujourd’hui les Palestiniens peuvent encore revendiquer leur droit à un État en Palestine avec Jérusalem comme capitale, c’est bien parce que les Libanais chrétiens se sont battus pour rester au Liban. Même si c’est contre des milices palestiniennes qu’ils se sont battus. Même si pour survivre, ils ont dû s’allier pendant un temps à Israël. Quand sa survie est en jeu, on est prêt à tout, même à se battre contre ses frères, même à accepter des armes d’où qu’elles viennent.

Si Bachir, au début de la guerre, s’était laissé bercé par l’illusion d’un mini-état chrétien, c’est en homme d’État attaché à chaque pouce des 10452 km2 du Liban, avec sa diversité confessionnelle et sa pluralité politique, qu’il est mort.

Aux israéliens qui s’empressaient de lui demander un accord de paix sitôt entré en fonction, il avait répondu que cette décision revenait au peuple libanais dans son ensemble et non pas à un seul homme fut-il président de la République, et que pour l’instant la priorité était la construction d’un État véritable, démocratique et souverain, avec des institutions stables, débarrassé des milices, des armées étrangères et de la corruption.

Oui, Bachir était mon héros quand j’étais enfant. Oui, il est encore mon héros aujourd’hui.

Parce que si une Ahed Tamimi peut lever bien haut le drapeau palestinien en Palestine, c’est parce qu’un Bachir, un jour, a levé bien haut le drapeau libanais au Liban.


25 août: Ah ces néo-souverainistes

Ah ces néo-souverainistes qui ne se souviennent de l’existence d’un État au Liban que lorsque que ce dernier subit une agression israélienne…

Ah ces néo-souverainistes qui ont couvert la présence de Daech et Nosra au Liban et qui ont tout fait pour empêcher l’État libanais de les en déloger…

Ah ces néo-souverainistes qui ont pavoisé lorsque le Premier ministre du Liban a été retenu contre son gré par une nation étrangère...

Ah ces néo-souverainistes qui n’ont jamais demandé à leurs copains occidentaux de lever l’interdiction imposée à l’État libanais de posséder des armes capables de dissuader toute attaque étrangère contre le Liban…

Ah ces néo-souverainistes qui n’ont jamais vraiment dénoncé, ou si timidement qu’on ne les entend pas, les incalculables violations israéliennes de la souveraineté libanaise et de la résolution 1701 de l’ONU…

Ah ces néo-souverainistes qui répètent inlassablement que seule l’ONU peut protéger le Liban, alors que l’ONU a maintes fois démontré son incapacité à protéger qui que ce soit de quoi que ce soit…


30 août: Moussa el-Sadr

Il y a 41 ans disparaissait Moussa el-Sadr, l’imam des pauvres, kidnappé lors d’un voyage en Libye par le colonel Kadhafi.

Personnage hors du commun, fondateur du mouvement des déshérités, apôtre de la laïcité et précurseur de la Résistance libanaise contre les incessantes incursions israéliennes, il a entamé, au début de la guerre du Liban, une grève de la faim pour s’opposer au conflit interconfessionnel.

Il avait déclaré que toute attaque contre des localités chrétiennes était une attaque contre sa propre maison, contre son cœur et contre ses enfants, évitant ainsi des massacres annoncés.

Pour que la guerre puisse se poursuivre dans toute son horreur, il fallait qu’un tel homme disparaisse. Le dictateur libyen s’est chargé de la sale besogne. L’imam Moussa el-Sadr ne revint jamais au Liban et personne n’eut plus de ses nouvelles depuis le 31 août 1978.

De nombreux Libanais espèrent encore son retour. C’est vrai que le monde d’aujourd’hui, enivré par la supercherie du choc des civilisations, aurait cruellement besoin de sages de cette envergure.


1er septembre: Être libre

Être libre est la pire chose que vous puissiez faire à ceux qui ne le sont pas.

Ils vous combattront, vous diffameront, diront sur vous les pires mensonges, les pires abjections. Dans votre dos évidemment. Quand on n’a pas le courage d’être libre, on n’a pas non plus le courage de vous dire les choses en face.

En face, ils vous souriront, feront semblant d’être vos amis, de rire de vos bons mots, et fustigeront avec vous ceux qui, comme eux, vous poignardent par derrière.

Ils passent leur vie parfois à genoux, souvent à plat ventre, à ramper, à se contorsionner comme des vers à peine sortis de terre, et à mendier les restes de ceux qu’ils pensent être plus forts qu’eux.

Triste existence que la leur. Fondamentalement misérable, méprisable, faites de mille humiliations, de mille compromissions, et de si peu d’honneur et d’amour-propre.

Libre est pourtant le plus bel état d’être qui soit. Mais c’est cher la liberté. Très cher. Ça peut tout vous coûter, même la vie. Mais vivre libre une heure, digne et debout, vaut mieux que respirer cent ans, le nez collé aux fesses des puissants.


4 septembre: Souveraineté et dignité

Quand son pays est attaqué, on met ses différences et ses divergences de côté et on fait front commun.

Mais comment voulez-vous que des gens qui ont collaboré avec l’occupation syrienne dans les années 90, faisant fructifier leur petit business, puis se sont retournés contre leur ancien maître syrien en 2005 et ont voulu offrir le pays à leur nouveau maître américain, puis ont soutenu discrètement la guerre israélienne en 2006, puis ont couvert la présence de Daech et Nosra au Liban entre 2011 et 2017, et rêvent depuis de revenir au Mandat français, comment voulez-vous que des gens pareils puissent comprendre ce que veulent dire liberté, souveraineté, indépendance et surtout dignité?

Ils scandent horriyé, siyédé, est2lél comme on chantait, enfant, les tubes de l’heure, sans rien comprendre aux paroles et en les remplaçant parfois, ici ou là, par des mots qui n’avaient aucun sens mais qui sonnaient à peu près comme les paroles originales.

On pourrait dire, avec l’adage populaire, que les chiens ne font pas des chats. Mais comparer nos charmants et loyaux compagnons poilus à ces gens-là serait les frapper d’indignité. Même les hyènes et les vautours ne méritent pas une telle injure.


5 septembre: Le ver est dans le fruit

Nous vivons aujourd’hui la période la plus humiliante de notre histoire contemporaine. La plus désespérante. Ceux qui portaient haut nos idéaux ne portent plus que l’image jaunie d’eux-mêmes. Les héritiers de ceux qui sont partis ne sont que les ombres éphémères de leurs illustres prédécesseurs.

Des décennies durant, nous avons subi guerres, invasions et occupations dans l’espoir qu’un jour nous serions une nation libre, souveraine, indépendante. Une nation unie, démocratique, plurielle. Un message pour le monde.

Ils ont transformé nos espoirs en regrets amers, notre nation rêvée en ramassis de mendiants, de quémandeurs et de voleurs. Une dystopie où chacun doit détester l’autre, dévorer l’autre, pour exister.

Le ver était dans le fruit. Aujourd’hui il est devenu le fruit. Après l’avoir consumé à grandes bouchées gourmandes, il l’a remplacé. Et le voilà qui se pavane, ce ver, gonflé d’orgueil, sûr de notre soumission, certain de notre défaite, mais encore affamé de ce qui nous reste.

Un jour quelqu’un écrira l’histoire d’un peuple qui refusa d’en être un. Et qui, par ce refus, condamna ses enfants à se trouver d’autres peuples, des peuples de rechange où ils tenteront, bon an mal an, de se greffer.

Il écrira aussi que la nuit tombée, quand tout s’éteint et le vacarme se tait, ces enfants nous maudiront en silence de ne pas avoir eu le courage de chasser le ver, sauver le fruit, puis en planter les graines pour en faire une forêt, un jardin, une patrie.


@ Claude El Khal, 2019