Carnets 2: Septembre, Chirac, et les riches mendiants du Liban

Photo: Eric Feferberg / AFP

Je partage régulièrement ici, sous forme de "carnets" mensuels, des billets publiés sur les réseaux sociaux, notamment sur Facebook. Ces carnets beyrouthins, ces billets d’humeur, croquis de la vie politique, sociale, intellectuelle ou culturelle libanaise, formeront peut-être un portrait très personnel, forcément subjectif, d’un Liban si superficiellement célèbre mais si profondément méconnu.


10 septembre: Le Liban, ce pays si riche mais si pauvre

Le Liban pourrait si facilement être un pays riche. Très riche. Où aucun de ses fils et de ses filles ne serait dans le besoin. Il pourrait être aussi un pays indépendant et véritablement souverain. Qui pourrait tenir en respect ses ennemis comme ses adversaires.

Le Liban pourrait être tout ça et plus encore. Si ce n’était la corruption de sa classe politique et de son élite économique. Si ce n’était le collaborationnisme d’une majorité de ses personnalités publiques et d’une bonne partie de sa bourgeoisie. Si ce n’était la servilité d’une portion non-négligeable de sa population qui pense que l’argent définit la valeur d’un individu. Et qui se laisse acheter comme une vulgaire marchandise.


17 septembre: L’intelligentsia ennemie de l’intelligence

L’intelligentsia c’est des gens qui laissent se tuer de chagrin Vincent Van Gogh parce qu’il ne vend aucune toile,
mais dont les descendants s’offriront les tableaux à prix d’or pour les cacher dans leurs coffres fort.

L’intelligentsia c’est des gens qui laissent le corps décharné de Wolfgang Amadeus Mozart, pauvre et délaissé par tous, être jeté dans une fosse commune anonyme, mais dont la marmaille s’extasiera en écoutant les chefs-d’œuvre.

L’intelligentsia c’est des gens qui clouent Cyrano de Bergerac au pilori, l’abandonnent à la faim et à la solitude avant d’être assassiné, mais dont les petits-enfants s’émerveilleront du panache de son avatar théâtral.

L’intelligentsia d’hier, d’aujourd’hui et probablement de demain, c’est des gens dont personne ne se souvient du nom et dont la seule gloire est d’ignorer ou de combattre les Van Gogh, Mozart et Cyrano d’hier, d’aujourd’hui et probablement de demain.


24 septembre: Une décennie sur les réseaux sociaux

Ça fait donc dix ans que je suis sur Facebook. À quelques jours près. Avant, j’étais absolument contre. Totalement réfractaire, comme je peux l’être. Un copain m’avait pourtant dit: essaye, tu verras, ce truc est fait pour toi.

Mais rien à faire, têtu comme une mule. Même ma petite amie d’alors n’arrivait pas à me convaincre de m’y inscrire.

Puis un jour, pour des raisons professionnelles, j’ai été obligé de créer un site pour y montrer mes courts-métrages et mes films publicitaires.

Afin de faire la promotion du site, je me suis vu contraint de me connecter sur les réseaux sociaux. En 24 heures, j’ai ouvert un compte facebook, twitter, youtube, linkedin, et même, dans la foulée, un blog dont je ne savais que faire.

Dix ans plus tard, Facebook est devenu ma principale plateforme d’expression, récemment suivie par Twitter (bien que de façon très différente), Youtube un outil indispensable, et le blog additionne aujourd’hui plus de 3 millions de visiteurs venus des quatre coins du monde.

Comme quoi, certaines choses qu’on refusait avec passion mais qu’on finit par faire par obligation s’avèrent porter en elles des bienfaits insoupçonnés.


25 septembre: Ces riches mendiants du Liban

Certains sont milliardaires, les autres ne sont que millionnaires. Certains voyagent en avion privé, les autres s’installent dans des hôtels de luxe. Certains mettent leurs enfants dans les écoles les plus chères du monde, les autres dans les écoles les plus chères du Liban. Certains dépensent des fortunes pour marier leur progéniture, les autres dépensent les mêmes fortunes pour leur divorce. Certains habitent des palais somptueux, les autres des villas cossues. Certains vivent une vie de pacha, les autres une vie de sultan.

Mais tous ont un point commun: ils courent le monde pour mendier au nom du Liban et des Libanais.


27 septembre: Chirac, le contraire d’un za3im

Depuis l’annonce de sa disparition, on a pu mesurer l’incroyable popularité de Jacques Chirac, non seulement en France, mais partout dans le monde.

Chirac était populaire parce qu’il aimait les gens. Parce que les gens le savaient. Et depuis hier, ils le lui rendent bien. Qu’ils aient été ses électeurs ou ses détracteurs, ses alliés ou ses adversaires.

Chirac était populaire parce qu’il était tout sauf un za3im.

Quand un za3im meurt, il n’est pleuré que par les siens. Et encore. Beaucoup de pleureurs en public ne versent de larmes que parce qu’ils pensent à leur avenir et à celui de leurs enfants. Parce qu’après le za3im, viendra inévitablement le fils du za3im, ou sa femme, ou son frère, ou son cousin, ou son gendre, et qu’il faut montrer son chagrin pour ne pas être exclu de la tribu.

Quand un président meurt, quand un homme d’État meurt, c’est son peuple entier qui le pleure. Sans effusion télévisée. Sans poèmes lyriques à sa gloire et à celle de sa descendance. Sans lui prêter des qualités qu’il n’avait pas. Sans lui attribuer une douteuse filiation divine.

Chirac était populaire parce qu’il ne faisait pas arrêter et emprisonner ceux qui l’insultaient.

Un jour qu’il prenait un bain de foule, son passe-temps favori, quelqu’un lui lance: "connard!" Tout sourire, il répond: "enchanté, moi c’est Chirac".

Chirac était populaire non pas parce qu’il était d’une intégrité exemplaire. Loin de là. Il en avait des choses à se reprocher, le grand escogriffe, et pas des moindres. Mais quand il se déplaçait à l’étranger, quand il rencontrait les chefs d’états d’autres nations, les Français pouvaient être fiers d’être Français. Il ne mendiait pas, ne se prosternait pas devant les plus puissants, ne lavait pas les affronts à la France en prétextant qu’il pleut.

Chirac était populaire parce qu’il était l’exact opposé de nos politiciens libanais. Arrogants chez eux, serviles chez les autres. Disserteurs inépuisables du vide, agitateurs de vent, maîtres du mensonge face auxquels celui que les Guignols appelaient "Super Menteur" faisait bien pâle figure.

"Mangez des pommes", disait Chirac aux Français. Alors qu’aux Libanais, nos za3ims n’ont pas laissé le moindre trognon à grignoter.

Au revoir Monsieur le président. J’aurai tant aimé que vous ayez été de chez nous. Ce chez nous que vous aimiez tant.


28 septembre: Colonie lil Watan

Le Liban décrète une journée de deuil national le jour des obsèques de Jacques Chirac.

Un deuil national qui fut refusé, entre autres, aux géants Wadih el-Safi et Mansour Rahbani, à l’icône Sabah et au légendaire Saïd Akl. Même l’immense Ghassan Tueni et l’irremplaçable Fouad Boutros n’y ont pas eu droit.

Pour avoir droit à un deuil national au Liban, il n’est pas bon d’être Libanais. Seuls des rois d’Arabie et des présidents français ont visiblement ce privilège.

On peut rendre hommage à cet ami sincère du Liban qu’était Jacques Chirac, comme beaucoup de Libanais l’ont fait à juste titre, sans pour autant faire du zèle en lui accordant un honneur qu’on refuse aux siens. Et en chantant à tue-tête notre nouvel hymne national: Colonie lil Watan.


29 septembre: Il n’y a pas de peuple au Liban

À celles et ceux qui disent que si rien ne change au Liban c’est parce que le peuple ne bouge pas:

- Il n’y a pas de peuple au Liban, il y a des tribus confessionnelles et des castes socio-culturelles.

- C’est trop facile de blâmer "le peuple" alors qu’on digère un repas copieux, dans un salon cossu, entouré de gens rassasiés.

- C’est également trop facile de dire que "le peuple" ne bouge pas quand on ne bouge pas soi-même.

- Pour résoudre un problème, il faut avant tout en déterminer la cause. Tant qu’on évitera de parler et de nommer la cause du problème, rien ne changera.

- La corruption et le pillage institutionnalisé de l’argent et des biens publics ne sont pas les causes du problème mais ses conséquences.

- La véritable cause du problème est le système confessionnel érigé pour protéger la caste politico-économique qui dirige le pays (sans forcément faire partie de ses institutions étatiques: parlement, gouvernement, etc.). Une caste qui considère le Liban comme son jardin privé, mais aussi comme sa vache à lait, voire sa poule aux œufs d’or, et le reste des Libanais comme ses serviteurs.

- Pour résoudre le problème sur le long terme, il faut changer le système. Et pour changer le système, il faut une Assemblée constituante, c’est à dire un mou2tamar ta2sisi (en français: une conférence de refondation)

- Pour résoudre le problème sur le court terme, il faut appliquer la Constitution à la lettre, en commençant par son préambule où est inscrite, entre autres, la justice sociale, qui est le principe premier d’une économie dynamique et d’une société apaisée.

- Les mentalités changeront progressivement quand le système changera. Il ne faut jamais oublier que la Suisse aujourd’hui si policée était connue comme une contrée de bandits de grands chemins, et les peuples scandinaves aujourd’hui si civilisés étaient des Vikings qui semaient la terreur partout où ils allaient.


© Claude El Khal, 2019