Carnets 3: Au Liban, hier ressemble à aujourd’hui et peut-être même à demain


Je partage régulièrement ici, sous forme de "carnets", des billets publiés sur les réseaux sociaux, notamment sur Facebook. Ces carnets beyrouthins, ces billets d’humeur, croquis de la vie politique, sociale, intellectuelle ou culturelle libanaise, formeront peut-être un portrait très personnel, forcément subjectif, d’un Liban si superficiellement célèbre mais si profondément méconnu.

Aujourd’hui, je vous propose un léger flashback, un petit retour en arrière sur l’année écoulée. Ces billets écrits entre novembre 2018 et juillet 2019 auraient pu l’être aujourd’hui, pratiquement à l’identique. Ils pourraient l’être aussi demain, vu qu’au Liban rien ne ressemble plus au lendemain que le jour, la semaine, le mois ou l’année qui l’ont précédé.


20 novembre 2018: Des Gilets Jaunes au Liban?

Certains, au Liban, rêvent d’un mouvement similaire à celui des Gilets Jaunes français. Mais ils préfèrent que nos gilets à nous ne soient pas jaunes, parce que le jaune est la couleur du Hezbollah. Ils ne veulent pas non plus qu’ils soient oranges (couleur aouniste) ou bleus (couleur haririenne) ou verts (couleur du mouvement Amal), encore moins rouges (couleur communiste) ou blancs (parce que le blanc est estampillé Kataeb). Ils préfèrent aussi qu’ils ne soient ni roses, trop féminin, ni multicolores, pour ne pas confondre avec la Gay Pride. Il y a bien le marron, couleur des égouts, et le gris ou le beige, couleur de l’asphalte et du béton, mais ça ne serait pas assez visible et se confondrait avec le décor. Le noir est évidemment hors de question, parce qu’il pourrait rappeler les fameuses "chemises noires" de sinistre mémoire. Reste le mauve, mais le parti Sab3a a fait une OPA dessus.

Et puis le gilet est un peu passé de mode, et on ne voudrait pas qu’on dise dans la presse internationale qu’on est un peuple démodé. Ça serait la honte. Une veste Armani, un blouson de chez Aïshti ou une parka signée Zadig & Voltaire auraient beaucoup plus de gueule.

Face à toutes ces difficultés inextricables, l’idée d’un mouvement à la Gilets Jaunes est abandonnée et remplacée par une Fashion Week.


26 décembre 2018: Le seul cadeau dont le Liban a besoin

Malgré les sapins, les décorations, les Santa et les ho-ho-ho, ce Noël avait un gout très amer pour beaucoup de Libanais: la formation du gouvernement à nouveau reportée après sept mois de blocages divers et variés, les conditions de vie de plus en plus difficiles, le mépris d’une classe politique d’un égoïsme et d’un affairisme hallucinants, sans oublier les menaces et les provocations israéliennes.

Le Liban a plus que jamais besoin d’hommes et de femmes d’État pour gouverner ce pays, des "civils servants" au service du peuple libanais, pas de féodaux et néoféodaux au service d’eux-mêmes et de leur clan, ni de "spécialistes" ultralibéraux aux ordres de la finance internationale qui appliqueront les mêmes politiques économiques qui ont provoqué la colère des peuples un peu partout dans le monde.

Nous avons besoin d’hommes et de femmes honnêtes, intègres et compétents, qui aiment véritablement le Liban et qui sont prêt à le servir pour le sortir du marasme dans lequel il est plongé depuis trop longtemps. Ces hommes et ces femmes existent. Il y en a de toutes les orientations politiques et de toutes les confessions. Si personne n’a le courage d’aller les chercher et de les imposer aux affaires, aucun gouvernement, aucune opposition, aucun mouvement populaire, ne pourra éviter la catastrophe économique, sociale et politique qui nous guette.

Nous sommes au bord d’un Titanic où tout l’équipage voit l’iceberg qui bloque l’horizon mais se dirige quand même, avec légèreté et suffisance, vers le naufrage annoncé. Si rien n’est fait pour l’éviter, nous serons toutes et tous responsables, sans exception aucune.


4 avril 2019: Détestable et grandiose

Le Liban, par sa superficie, est un petit pays. Son économie bat de l’aile, ses institutions sont gangrenées et une grande partie de sa classe politique est corrompue.

Mais le Liban est un pays résistant. Il est peut-être aujourd’hui le symbole même de la Résistance. Il a résisté aux Ottomans, aux Français, aux milices palestiniennes et aux armées syriennes et israéliennes. Il résiste encore à Israël alors qu’une bonne partie du monde, dont des pays qui se veulent être des grandes puissances, s’est couchée devant Netanyahu.

Il résiste aux diktats américains qui voudraient en faire, à l’image des États-Unis, un vassal d’Israël. Il résiste aux pressions européennes qui cherchent à l’utiliser comme réservoir humain contre la Syrie d’Assad. Il résiste aussi à tous les pays, tous les potentats, qui aimeraient le soumettre ou le voir sombrer à nouveau dans la guerre civile.

Quant aux Libanais, si détestables parfois, mais si souvent généreux, si accueillants, si courageux surtout, ils ont résisté aux guerres, aux invasions, aux attentats, aux assassinats, aux tentatives répétées de division, à la pauvreté, au manque d’eau et d’électricité, à l’humiliation quotidienne, et continuent chaque jour de résister.

Le Liban est peut-être petit par sa superficie, il est peut-être fragile, son peuple a sans doute tous les défauts possibles et imaginables, mais il porte en lui et en chacun de ses fils et de ses filles, une force et une grandeur qui manquent tant aux grands et aux puissants de ce monde.


10 mai 2019: Déclaration d’amour

Que dire à 2h du matin? Que dire sinon que j’aime ce pays? Malgré tout. Malgré les guerres perdues, malgré les espoirs déçus, malgré les cons et les salauds, malgré les connes et les blaireaux. Je l’aime parce qu’il est ce qu’il est. Parfait et imparfait. Beau et laid. Majestueux et sale. Noble et sans principes. Je l’aime parce qu’il est le monde. Il l’est en plus petit. Il l’est en plus grand. Il est ce qu’il a de sublime. Il est ce qu’il a de pire. Il est son âme. Rayonnante et sombre. Pure et pourrie. Je l’aime parce qu’il est 2h du matin. Mais je sais que je l’aimerai autant à 6h, à midi, au coucher du soleil ou tard dans la nuit. C’est comme ça. C’est une malédiction, c’est une bénédiction. Je l’aime, que voulez-vous.


21 mai 2019: Quatre catégories de Libanais

Il y a aujourd’hui quatre catégories distinctes de Libanais.

La première catégorie est celle des intouchables, qui peuvent absolument tout se permettre, voler, mentir, injurier, polluer, et conduire le Liban vers le précipice. Parmi ceux-là, on trouve en vrac des hommes et des femmes politiques, des businessmen véreux, des clients d’ambassades, des collabos passés et présents, leur conjoint, leur marmaille et leurs hommes de main.

La seconde est celles des applaudisseurs qui, comme leur nom l’indique, applaudissent les intouchables quoi qu’ils fassent. Ils n’existent que par leur soumission, leur adoration, leur prodigieuse capacité à toujours excuser l’inexcusable, justifier l’injustifiable et accepter avec enthousiasme toutes les vexations que peuvent leur infliger leurs idoles.

La troisième est celle des irrécupérables, qui regardent dériver ce pays qu’ils aiment tant mais qui ne savent plus quoi faire pour le sauver. Beaucoup parmi ceux-là se sont battu pour un avenir meilleur, un Liban plus libre, plus juste, plus propre. Certains ont risqué leur vie, beaucoup donné, peu reçu et même parfois tout perdu, mais continuent de croire malgré tout, un peu naïvement sans doute, qu’un jour leurs efforts porteront leurs fruits.

Puis, il y a le reste, les plus nombreux, les plus silencieux, qu’on appellera les lassés. Eux, n’en peuvent plus, n’y croient plus, ne rêvent plus que d’une chose: partir. Comme si l’herbe proverbiale était forcément plus verte ailleurs. Comme si le monde n’était pas lui aussi divisé entre intouchables, applaudisseurs, irrécupérables et lassés. 


24 juin 2019: Wayn el-dawlé?

"L’État c’est moi". Chaque Libanais, chaque Libanaise, devrait répéter ce mantra chaque jour, plusieurs fois par jour.

Parce que l’État c’est lui, c’est elle, qui le finance. Sans lui, sans elle, sans les taxes et impôts variés qu’il ou elle paye, l’État n’aurait pas d’argent pour fonctionner et par conséquent cesserait d’exister.

Parce que c’est lui, c’est elle, qui vote pour élire des représentants qui, sitôt au pouvoir, s’accaparent les nombreux rouages de l’État, en font leur bien personnel et n’en font profiter que leurs proches et leur suite.

Sans ce vote, les politiciens ne pourraient rien s’accaparer du tout et ne seraient que des vendeurs à la criée, qui courent les rues pour fourguer une camelote dont personne ne veut.

Donc quand un Libanais, quand une Libanaise, demande: "wayn el-dawlé" (où est l’État)? J’ai envie de lui répondre: "et toi, où es-tu?"


18 juillet 2019: Magical Lebanon

Le Liban est magique, nous dit-on. Je veux bien le croire. C’est quand même le seul pays au monde où il y a de la corruption mais pas de corrompus, des vols mais pas de voleurs, des pillages mais pas de pilleurs, et de la pollution mais pas de pollueurs.

Un pays où il y a une crise économique dont personne n’est responsable et dont aucune politique n’est la cause. Où l’argent disparaît tout seul des caisses de l’État. Où des fortunes apparaissent soudain dans les poches de certains. Où des décisions sont prises sans que personne ne les prenne. Et où tout est mensonge sans que personne ne mente jamais.


© Claude El Khal, 2018 - 2019