Et voilà qu’un ministre nous ordonne de nous taire


Il était en colère, le ministre de l’Environnement. Les sourcils en accents circonflexes, le regard furibard, le doigt autoritaire, il fulminait. "Que le citoyen libanais qui ne trie pas ses déchets chez lui à la maison ne me fasse pas entendre sa voix", dit-il. "À partir de maintenant, gare à celui qui se plaindra de l’État ou des déchets ou des crises", ajouta-t-il, sévère et menaçant.

Ce ministre, s’imaginant peut-être monarque, a ordonné aux Libanais de se taire et de ne pas importuner ses nobles oreilles s’ils ne sont pas prêts à se conduire en citoyens exemplaires. Silence manants! Votre seigneur est las de vos gémissements de créatures polluantes et pécheresses! Repentez-vous et marchez sur la voie du Bien avant que sa majesté n’autorise le grincement de votre voix à importuner le doux moelleux de ses cavités auditives!

À moins qu’il ne se soit soudain vu en père fouettard, obligé d’admonester ces bambins de Libanais qui salissent tout puis se plaignent que tout est sale. Ces morveux qui méritent une bonne fessée, d’être privés de dessert, d’être sommés de rentrer dans leur chambre et de ne plus en sortir avant de l’avoir rangée.




Il serait sans doute bon de lui rappeler que la voix du citoyen est l’alpha et l’oméga d’une démocratie. Que ce citoyen soit parfait ou imparfait, qu’il ait raison ou tort, qu’il se conduise en gentleman ou en rustre, n’importe pas. Sa voix est sacrée. C’est par elle et par elle seule que la démocratie existe. Quand on déclare ne plus vouloir entendre cette voix, on se déclare contre la démocratie. 

Jusqu’à nouvel ordre, selon la Constitution, le Liban est une démocratie. Pas un émirat, pas un sultanat, et encore moins une dictature à parti unique. Si la voix des citoyens le dérange, un ministre peut toujours démissionner et se retirer de la vie publique. Mais à aucun moment, et sous aucun prétexte, il ne peut prétendre nous faire taire ou nous menacer de le faire. Seules les lois encadrent notre liberté d’expression. Et à ma connaissance, aucune loi aujourd’hui n’interdit de se plaindre, de râler, d’exprimer son mécontentement, qu’on trie ses déchets ou qu’on ne les trie pas.

Bon, maintenant qu’il a exprimé son courroux contre les citoyens indignes que nous sommes, pourrait-il avoir la bonté de nous exposer son plan, précis et détaillé, pour résoudre cette crise des ordures qui dure depuis trop longtemps? Pourrait-il nous dire pourquoi le bloc parlementaire issu de son parti ne fait pas voter une loi qui rende obligatoire le tri des déchets, pour les individus, les compagnies privées et publiques, les collectivités et les institutions de l’État?

Les mauvaises langues, qui pullulent dans ce pays et complotent sournoisement contre la belle couleur orange, pourraient être tentées de lui conseiller de se renseigner un peu sur la réalité du pays. Et lui raconter comment les poubelles sont ramassées au Liban. Comment elles sont récupérées dans les immeubles par des éboueurs officieux, payés par les habitants des quartiers. Puis comment tout est balancé par des éboueurs officiels, payés par nos impôts, dans les bennes à ordures sans aucune distinction entre plastique et carton, nourritures variées et avariées, boites de conserves et couches-culottes.

Ces mêmes mauvaises langues, forcément fourbes et vendues à l’étranger, pourraient lui expliquer que même si les Libanais trient leurs déchets chez eux, les ordures seront de toutes façons balancées ensemble, mélangées, dans les dépotoirs à ciel ouvert sur lesquels il ferme les yeux. Ou dans la mer, du côté du Costa Brava, sans qu’il n’y trouve rien à redire. Ils pourraient aussi lui demander de détailler les crimes écologiques commis partout au Liban contre lesquels on ne l’entend pas invectiver et menacer ceux qui en sont responsables.

À sa décharge, il faut rappeler que ces pollueurs ont de gros appuis politiques, tout plein de fric, et pour certains une armée de sbires prêts à en découdre avec quiconque mettrait en péril leur petit business d’empoisonneurs. Il est par conséquent plus facile et moins risqué de crier après le Libanais lambda et lui ordonner le silence.

Visiblement, ce fameux "Liban fort" qui nous gouverne depuis trois ans ne joue des muscles qu’avec les pauvres de nous. Avec les autres, les riches, les puissants, il fait profil bas, ou des compromis, ou des selfies, c’est selon. Il paraît qu’on appelle ça le réalisme politique. Une sainte chose à laquelle nous, misérables mortels, ne pouvons rien comprendre.


© Claude El Khal, 2019