Les véritables raisons du soulèvement populaire au Liban


Beaucoup appellent à tort le soulèvement populaire qui secoue le Liban depuis trois jours: "la révolution WhatsApp". Parmi ceux-là, des ricaneurs affirment, un peu méprisants, que de toutes les humiliations subies par les Libanais, seule la taxe sur WhatsApp les a poussés à descendre dans la rue. Ce qui, selon eux, serait la preuve irréfutable de la superficialité d’un peuple d’ordinaire moutonnier. Mais rien n’est plus faux.

Le véritable point de rupture entre les Libanais et leurs dirigeants a été le terrible désastre des incendies qui ont ravagé le pays. La taxe sur WhatsApp ne fut que l’affront de trop.

Souvenons-nous. Des feux de forêts se sont déclarés ici et là, que la chaleur étouffante et des vents violents ont transformés en gigantesques incendies. Cette nuit-là fut terrible. Le cri et les larmes d’une journaliste, impuissante face au ravage des flammes et au danger que courraient les habitants, est devenue comme le symbole de la tragédie qui se déroulait en direct. Cette nuit-là, nos dirigeants n’ont pas bougé. Comme s’ils n’étaient concernés en rien par ce qui se passait.




Au matin, les Libanais ont découvert, ébahis, que les hélicoptères anti-feux de forêts n’avaient pas décollé pour combattre la fournaise. Les responsables qui se succédaient devant les caméras de télévision donnaient chacun une explication différente. Les uns affirmaient que c’était faute de maintenance, et que parce que celle-ci coûtait cher, elle n’a pas eu lieu depuis plus de cinq ans, rendant les hélicoptères inopérants. D’autres c’était parce que les moteurs de ces hélicoptères étaient trop gros, donc inadaptés aux feux de forêts.

Pendant que ces responsables se répandaient en justifications fumeuses, pendant que les politiciens se livraient à des happenings médiatiques auto-promotionnels et à des sous-entendus confessionnels d’une rare obscénité, l’État était aux abonnés absents. Aucune réunion d’urgence du conseil des ministres n’a été conviée. Le protocole diplomatique présidentiel a continué son ronron habituel comme si le Liban n’était pas victime d’un drame majeur. Et le Premier ministre a fait une courte déclaration dans laquelle il dit qu'il avait, encore une fois, mendié de l’aide aux pays voisins.

Les Libanais étaient livrés à eux-mêmes. Ils ont eu le sentiment que cet État qui leur coûte si cher, et les personnes en charge de le diriger, les avaient abandonnés à leur sort. L’immense élan de solidarité entre les gens et l’héroïsme de nombreux citoyens ont eu finalement raison de la catastrophe, aidés en soirée par une pluie providentielle et salvatrice.

Le lendemain, le gouvernement s’est réuni comme si de rien n’était. Aucun mot d’excuse, aucune démission (même symbolique) n’ont été présentés, aucune mesure concrète pour renforcer la Défense civile n’a été prise. Juste la promesse d’une vague enquête qui ne débouchera sur rien. Comme celles sur les égouts de Beyrouth ou sur l’enlèvement et l’assassinat des militaires libanais par Daech et Nosra.

Encore sous le choc des incendies, les Libanais, abasourdis, se sont vu annoncer avec une légèreté ahurissante, que le gouvernement n’avait rien trouvé de mieux à faire, en ce lendemain de tragédie nationale, que de leur imposer de nouvelles taxes. Dont celle sur WhatsApp. Ce dernier petit coin de gratuité, ce luxe minuscule qu’il leur restait.

L’obscénité dans ce qu’elle a de plus obscène. La goutte d’eau proverbiale qui a fait déborder un vase mille fois rempli à ras bord.

Une dizaine de jeunes sont descendus dans la rue pour protester. Rapidement rejoints par des centaines d’autres de tous les âges. La colère était telle qu’il suffisait d’un rien pour que tout explose. Ce rien a pris la forme du garde du corps d’un ministre qui a sorti son arme et tiré en l’air pour écarter la foule. C’en fut trop. Partout au Liban, les gens sont spontanément descendus dans la rue. En quelques heures, des centaines de milliers de Libanais, dans toutes les régions du pays, de toutes les confessions, d’opinions politiques différentes, voire antagonistes, demandaient la démission du gouvernement. Les portraits des leaders politiques ont été déchirés, des slogans hostiles aux émirs confessionnels ont été lancés dans leurs propres fiefs. Le mur de la peur s’était brisé. Les lignes rouges étaient tombées.

On pourrait penser que ce soulèvement sans précédent allait enfin réveiller les dirigeants. Erreur. Comme d’habitude, chacun a rejeté la responsabilité sur les autres. Et aucun ne s'est encore véritablement attaqué aux causes de la colère citoyenne. Le ministre des Affaires étrangères et chef du principal parti au pouvoir a pris la parole à partir du palais présidentiel, comme s’il parlait au nom du président de la République, resté silencieux. Son discours, prévisible et inutile, se délestait de toute responsabilité. Il fut suivi quelques heures plus tard par un Premier ministre qui tentait de rester digne alors que ses alliés au sein du gouvernement l’avaient lâché. Des alliés à qui il a donné 72 heures pour revenir à la raison, c’est-à-dire à la gestion commune d’un naufrage qu’aucun d’eux ne semble pouvoir arrêter.

La classe politique libanaise démontrait encore une fois sa complète déconnection de la réalité du pays et des souffrances de son peuple.

La colère s’est intensifiée. Des violences et des saccages ont eu lieu à Beyrouth et dans d’autres villes. Au nord, des miliciens armés ont tiré sur la foule. Au sud, d’autres miliciens ont ordonné aux manifestants de rentrer chez eux. Des coups de feu ont été entendus. Dans la capitale, de nombreuses arrestations ont eu lieu. Le centre-ville de Beyrouth ressemble à un champ de bataille. Le pays est au bord du chaos.

Ce matin, au troisième jour du soulèvement, les manifestants sont encore dans la rue, des routes sont encore coupées par des pneus brûlés, et du côté du pouvoir aucun signe de rien n’est attendu. Le Liban ressemble à un bateau ivre en pleine tempête, sans personne au gouvernail, et dont les capitaines ne pensent qu’à leur propre survie.


© Claude El Khal, 2019