Journal d’un soulèvement libanais (vol.2): La fiancée de la révolution

Photo: AFP

Je publie ici sous la forme d’un journal, dont voici le second volume, ce que j’ai écrit quotidiennement sur Facebook à propos du soulèvement populaire qui secoue le Liban depuis près de deux semaines. Cela permettra peut-être de mieux comprendre l’évolution de ce soulèvement et offrir une vision relativement complète de mes prises de position.

Du 26 octobre au 2 novembre, les évènement se sont très vite enchaînés, et chaque jour a apporté son lot de surprises, d'inquiétudes, de colère, mais surtout de foi en un peuple extraordinaire qui a décidé d'écrire sa propre histoire. Ceux qui ont parié sur la lassitude de ce soulèvement populaire massif et spontané se sont trompés. Tout comme ceux qui étaient convaincus qu'il pouvait être facilement récupéré. Après deux semaines d'une rare intensité, le soulèvement continue de plus belle.


26 octobre, après-midi: Un soulèvement pour tous

Aux Libanais qui soutiennent les partis au pouvoir: nous manifestons aussi pour vous. Nous souffrons tous des mêmes maux. Nos droits bafoués sont identiques. Les 90 milliards de dette, c’est aussi votre argent. La crise économique ne connaît ni orange, ni bleu, ni rouge, ni jaune. Ni manifestants, ni contre-manifestants. Ni pro-celui-ci, ni anti-celui-là.

Insultez-nous si ça vous chante. Mais silencieusement, dans le secret de votre cœur, souhaitez que notre soulèvement réussisse. Parce que son succès sera aussi le vôtre.


26 octobre, soir: Leaders ou représentants?

Le soulèvement n’a pas besoin de leaders. Il s’autogère de manière remarquable depuis 10 jours. Malgré quelques dérives ici ou là, mais qui restent largement minoritaires comparées au nombre impressionnant de Libanais dans la rue, dans toutes les régions du pays.

La multitude se comporte avec une maturité qu’on trouve rarement chez les individus pris séparément.

Par contre, les différents groupes qui font partie du soulèvement (ou le soutiennent activement) devraient élire ou désigner des représentants.

Ces derniers pourraient se constituer en différentes assemblées publiques sur les places où se déroulent les manifestations. Des agoras représentatives pour débattre des idées et propositions des uns et des autres. Et tenter de bâtir ensemble un projet commun, construit et cohérent.


26 octobre, soir: La révolution des agoras

Si LA révolution est encore loin, une révolution véritable est en train de se dérouler sous nos yeux.

Quand des mouvements populaires commencent, ils sont généralement bon enfant. Puis, face à l’intransigeance du pouvoir, ils se radicalisent progressivement et peuvent devenir violents avec le temps.

C’est exactement le contraire qui se passe au Liban.

Le soulèvement était d’abord un immense cri de colère, avec ses inévitables débordements violents. Puis il s’est peu à peu apaisé, jusqu’à bannir les slogans et les chants injurieux. Et à transformer les lieux où s’exprimait cette colère (souvent par de gigantesques fêtes cathartiques) en agoras géantes où les Libanais commencent à se rencontrer et à se parler.

Ceci est une révolution en soi. La première pierre angulaire du Liban de demain.


27 octobre: Télé poubelle?

Sur les chaînes de télé, qui diffusent des images du soulèvement de l’aube jusque tard la nuit, ça devient répétitif. Lassant. Sans substance. On ne montre qu’une partie de ce qui se passe sur le terrain. Les débats, les échanges, les propos construits sont occultés. Les agoras ne sont pas couvertes. On est toujours dans l’émotionnel. Souvent même dans l’irrationnel.

Les vidéos qui circulent sur les réseaux sociaux ou par Whatsapp sont de loin plus intéressantes que tout ce qui est diffusé sur ces chaînes pendant plus de 12h par jour, et ce depuis 11 jours (toujours sans aucune publicité, donc sans revenu!). Beaucoup de manifestants en ont marre. Certains en appellent aux médias étrangers pour pouvoir exprimer autre chose que des chants et des slogans.

Si la vraie révolution (celle des agoras) est dans la rue, elle n’est regrettablement pas télévisée.


28 octobre: Critique constructive

Au 12ème jour du soulèvement, le temps d’une critique constructive est venu, pour mieux continuer.

Deux erreurs importantes ont eu lieu, qui ont beaucoup nuit au soulèvement et qui devraient, à mon sens, être corrigées au plus vite si on veut lui donner un second souffle.

La multitude a fait preuve d’une grande maturité depuis le premier soir, et ce qu’elle a accompli est remarquable.

Par contre, les principaux groupes (partis ou mouvements politiques, groupements de la société civile, etc.) qui font partie du soulèvement, mais qui existaient déjà avant le 17 octobre, n’ont pas joué le rôle qui était naturellement le leur.

Ils se sont regrettablement conduits comme la classe politique. Chacun était convaincu d’avoir la meilleure solution, et chacun a fait de son mieux pour promouvoir cette solution de son côté.

Alors que la priorité n’était pas de savoir qui a plus raison que l’autre, quelle feuille de route est plus pertinente que l’autre, mais de présenter un front commun, pour le bien du soulèvement.

Constitués en front commun, ces groupes relativement bien organisés pouvaient offrir à la multitude un début de représentation, et créer une dynamique qui aurait encouragé les manifestants à se regrouper et à choisir leurs propres représentants.

C’est une opportunité manquée qui peut être rattrapée s’il existe une réelle volonté de travailler pour le bien du soulèvement et non pour ses intérêts propres, en vue d’élections anticipées (que la plupart réclament à cor et à cri).

La seconde erreur est, pour beaucoup de militants du soulèvement sur les réseaux sociaux et parfois sur le terrain, d’avoir remplacé le Za3im par la Sawra. C’est-à-dire le même suivisme, le même refus de tout questionnement, le même rejet de toute critique.

Alors que le soulèvement est fondamentalement, en lui-même, un questionnement, une critique et une cassure avec le suivisme.

On a crié révolution sans vouloir se révolutionner soi-même. On veut le changement sans soi-même changer. On exige des autres ce qu’on refuse soi-même de faire.

Aujourd’hui, après 12 jours, les individus devraient désormais faire preuve de la même maturité que la multitude. Cette multitude exemplaire sans laquelle rien ne serait arrivé.


29 octobre, matin: 13ème jour

Il y a plus d’une semaine, le Premier ministre nous a présenté toute une série de mesures censées nous sauver de la crise. Il nous a dit que l’adoption de ces mesures était un exploit. Que c’était grâce à nous. Que bravo. Et que yalla tous au boulot.

Depuis, le gouvernement ne s’est pas réuni une seule fois pour mettre en application ces mesures. Alors qu’en toute logique, il aurait dû le faire tous les jours, pour bien démontrer son sérieux et celui des mesures en question.

Jeudi dernier, le président s’est adressé aux Libanais et a invité les représentants des manifestants à venir dialoguer avec lui.

Depuis, aucun mécanisme n’a été publié par la présidence. Si cette offre de dialogue, qu’on nous assure être sérieuse, est une véritable main tendue aux manifestants, comment procéder? Téléphoner au palais présidentiel et prendre rendez-vous? Comment vérifier que ceux qui pourraient accepter de dialoguer sont véritablement représentatifs? Aucune réponse pour l’instant.

Par contre, on nous dit que des réunions ont lieu pour adopter un projet d’amnistie générale, sans grand rapport avec les revendications des manifestants. On nous dit aussi qu’untel s’est réuni avec untel pour discuter d’un éventuel changement ministériel, et que les marchandages allaient bon train pour que tel ou tel ministre reste et que tel ou tel ministre s’en aille.

Comme si le pouvoir ne mesurait pas encore l’importance et le sérieux du mécontentement populaire, et que rien finalement n’avait changé.

Hier, cerise sur le gâteau, le gouverneur de la Banque centrale a déclaré que l’effondrement économique était une question de jours. Avant de se rétracter et d’affirmer qu’en fait pas du tout. Et que si, oui, il y a des problèmes, la situation n’est pas si désespérée.

En attendant, les banques sont fermées depuis une dizaine de jours sans qu’on nous dise pourquoi. Et on ne sait toujours pas quand elles pourraient rouvrir leurs portes.

Bref, bon 13ème jour à toutes et à tous.


29 octobre, soir: Après les violences à Beyrouth et la démission de Hariri

Le Liban vient de rentrer dans une phase nouvelle extrêmement délicate. Il est important, pour nous tous, de raison garder et rester unis. Malgré nos différences d’opinion ou d’orientation politique.

Le succès de notre soulèvement est plus important que nos différences. Nous devons autant que possible nous concentrer sur ce que nous avons en commun, et éviter tout acte ou propos qui pourrait nous diviser. Cette règle, je me l’applique désormais en premier lieu à moi-même.

La démission du gouvernement n’est qu’une première étape. La route est très longue et nécessite beaucoup d’effort et de travail, chacun selon ses possibilités et ses compétences.

Après ce qui s’est passé aujourd’hui à Beyrouth, il est plus important que jamais de porter un message d’unité envers ceux qui sont opposés au soulèvement. Tout en restant fermes sur les revendications populaires, exprimées depuis le premier soir. Ça ne sera pas facile. Mais ce n’est pas impossible. L’écrasante majorité des Libanais, qu’elle le soutienne ou non, porte en elle les revendications du soulèvement.

Le Liban de demain ne pourra exister sans une partie de son peuple. Et vu que nous sommes condamnés à nous entendre, autant commencer le plus tôt possible.


30 octobre, matin: Révolution des femmes

Si le soulèvement est avant tout celui des affamés, des oubliés, des humiliés, il s’est transformé au fil des jours en révolution des femmes.

Elles se sont imposées, tout naturellement, comme une évidence. Elles sont aujourd’hui le moteur, l’âme, la voix et le visage du Liban de demain.

Libanaises, je vous aime.


30 octobre, après-midi: Du rôle des médias libanais

- Ça ne suffit pas que Hariri démissionne, il faut que tous les ministres démissionnent.
- Quand Hariri a démissionné, tout le gouvernement a démissionné.
- Oui d’accord, mais il faut que tous les ministres démissionnent.
- Mais tout le gouvernement a démissionné!
- Oui oui, mais si tous les ministres ne démissionnent pas, ça ne sert à rien.

C’est juste un exemple parmi tant et tant d’autres de ce que les télés locales choisissent de diffuser du matin au soir.

Alors que des choses passionnantes se disent sur toutes les places publiques, voilà ce que les télés privilégient.

Il va falloir sérieusement parler du rôle des médias libanais durant cette période cruciale pour l’avenir du pays.


30 octobre, soir: La fiancée de la révolution

À Tripoli, la "fiancée de la révolution", le peuple est encore dans la rue.

Pourquoi?

Parce que Tripoli est la ville la plus pauvre du pays. Selon l’ONU, 57 % des ménages tripolitains vivent juste au niveau ou sous le seuil de pauvreté.

Ce qui confirme que le soulèvement est bien celui des plus démunis, et qu’il est avant tout un mouvement social. Et non pas, comme certains l’ont fantasmé, une fronde contre tel ou tel parti.

Si on veut que les gens descendent à nouveau dans la rue, à Beyrouth ou ailleurs, il va falloir revenir aux fondamentaux du soulèvement et à ses revendications socio-économiques. Et, bien sûr, ignorer les sirènes des récupérateurs et des opportunistes.


30 octobre, soir: À méditer

Petite histoire avant de dormir:

Le peuple se révolte et c’est la révolution.
Le pouvoir, malin, se divise.
Une partie rejoint la révolution et une partie la combat.
Puis, la partie qui a rejoint la révolution affronte la partie qui la combat.
Le peuple demande la fin de l’affrontement.
La partie qui a rejoint la révolution et la partie qui la combat négocient la paix.
Puis s’entendent pour se partager le pouvoir.
Le peuple, cocu, rentre chez lui.
La révolution est terminée.
Et tout peut reprendre comme avant.

À méditer.


31 octobre, matin: Attention danger!

Mes ami(e)s,
Ne tombez pas dans le piège. Il est gros comme une maison de ministre. Notre soulèvement, gigantesque, uni, citoyen, les a terrifiés. Trop d’intérêts sont en jeu. Trop d’argent. Alors on veut nous mater. Nous casser. Nous réimposer les vieux démons. Les 14 et 8 Mars. Les discours confessionnels. Les petits calculs d’épicier. Les marchandages. Les soumissions aux puissances. Tout ce qui nous a appauvri, écrasé, humilié. Tout ce qui nous a poussé à descendre dans la rue. Et à crier d’une même voix. À marcher d’un même pas. À défendre une même cause. Sous ce même drapeau qui est le nôtre. Ensemble, nous sommes indestructibles. Divisés, nous ne sommes rien. Des êtres vivants tant bien que mal dans le même espace géographique. Et qui n’existent que pour les servir, les nourrir, les enrichir. Ne tombez pas dans le piège. Ne tombez pas dans le piège.


31 octobre, après-midi: La multitude exemplaire

Décidément, la maturité exemplaire de la multitude qui forme notre soulèvement ne cessera de m’impressionner.

Elle a encore une fois fait capoter la récupération et rejeté le scénario 14 Mars contre 8 Mars qui lui était préparé. Et malgré les extrêmes tensions d’hier, surtout la nuit où tout a failli basculer dans le pire, la voilà à nouveau dans la rue, ses revendications à bout de bras.

Notre soulèvement n’est pas une seule révolution, mais plusieurs (celle de la multitude, celle des agoras, celle des femmes, etc), qui sont en train de changer à jamais le visage du Liban.


31 octobre, soir: Après le second discours du président 

Il y a deux façons de réagir au discours du président.

La première est la plus simple. Après avoir décidé à l’avance qu’on le rejetterait sans même prendre en considération son contenu, le moquer en ricanant comme des potaches.

La deuxième est sans doute la plus utile. Le changement radical de ton comparé au discours précédent, le volontarisme clairement exprimé dans la réalisation de nos revendications, est un accomplissement majeur du soulèvement.

Après la démission du gouvernement, ce discours est notre seconde victoire. Nous serions bien bégueules de nous priver de la célébrer comme il se doit.

Mais les mots ne suffisent pas. Ne suffisent plus. Des mots, ça fait des décennies qu’on en mange le matin, le midi, le soir, et entre les repas. D’année en année. Du printemps à l’hiver et de l’hiver au printemps.

Aujourd’hui, nous voulons des actes. Des actes clairs. Nets. Précis. Des actes qui vont transformer ces mots en réalité.

Après un tel discours, nous devons être encore plus nombreux dans la rue. Nous devons y tenir des agoras publiques ouvertes. Où chaque acte sera comparé à nos attentes et nos revendications.

Nous devons continuer à exiger la formation sans délai d’un gouvernement réduit de transition. Si dans la passion et la tension des derniers jours, nous avons un peu oublié la crise économique, elle, par contre, ne nous a pas oublié. Elle s’installe plus profondément chaque jour. Et chaque jour qui passe est un pas de plus vers le précipice.

La formation d’un gouvernement capable de gérer la crise, c’est-à-dire avant tout d’arrêter ses dégâts, puis la sortie de crise, pour que l’économie trouve un équilibre qu’elle n’a pas connu depuis longtemps, est une priorité absolue.

Nous devons également exiger la tenue immédiate d’une séance parlementaire extraordinaire où toutes, je répète: toutes, les lois relatives à la transparence et à la lutte contre la corruption doivent être votées, sans interruption ni répit.

Si nécessaire, nous fournirons nous-même des sandwiches et de l’eau aux députés. Mais ils n’auront pas le droit de quitter le Parlement avant que toutes ces lois soient adoptées.

En attendant, mabrouk à toutes et à tous pour cette seconde victoire!


1er novembre: L'importance de se choisir des représentants

Comme nombre d’entre nous ne cessent de le répéter, le soulèvement n’a pas besoin de leaders. Et ce, pour deux raisons principales:
- La multitude a démontré une maturité difficile à trouver chez les individus pris séparément.
- Il est beaucoup plus facile de corrompre un individu qu’une multitude.

Mais si le soulèvement n’a pas besoin de leaders, il a un besoin urgent de représentants. La différence entre leader et représentant est de taille. Le premier parle à notre place, alors que le second parle en notre nom.

Après la démission du gouvernement et le discours du président qui reprend les grandes lignes de nos revendications, le temps n’est plus aux slogans, mais aux actes.

À terme, il serait fatal au soulèvement de toujours réclamer, dénoncer, exiger, et attendre que les solutions viennent des politiques. Depuis 15 jours, nous ne sommes plus des spectateurs passifs, mais des acteurs principaux du destin de notre pays. Il est temps de le réaliser pleinement et d’agir en conséquence.

La pression de la rue doit persister. Les places publiques doivent continuer à grouiller de monde et à être des lieux d’échanges et de débats. Mais ce n’est plus suffisant. Les manifestants devraient se structurer en groupes, selon les critères qui leur conviennent, et se choisir des représentants.

La première étape serait la création d’un comité de coordination composé de représentants des différents groupes organisés (partis ou mouvements politiques, groupement de la "société civile", etc.) qui existaient déjà avant le 17 octobre et qui participent au soulèvement.

Cette première étape pourrait créer une dynamique qui encouragerait et aiderait la création de nouveaux groupes et l’élection ou la désignation de nouveaux représentants.

Ces représentants siègeraient dans une ou plusieurs assemblées publiques (une centralisée à Beyrouth ou plusieurs décentralisées dans les différentes régions du pays, au choix) et pourraient devenir des interlocuteurs du pouvoir.

À défaut d’interlocuteurs représentatifs, ce rôle sera accaparé par les membres de la classe politique qui se présentent aujourd’hui comme opposants au pouvoir (alors qu’ils en sont partie prenante, certains depuis 1992 et d’autres depuis 2005). Mais aussi par des petits partis ou groupes de la "société civile" qui ne représentent pas grand-chose de la multitude qui forme notre soulèvement.

L’Histoire du Liban est en train de s’écrire sous nos yeux. Pour ne plus être uniquement ses lecteurs, ne ratons pas l’opportunité d’en être aussi les rédacteurs.


2 novembre, matin: Le sens perdu des priorités

Ramener le même Premier ministre, former un gouvernement relativement similaire au précédent avec quelques ministres en moins et une ou deux personnalités de la "société civile" en plus, ne sert absolument à rien.

Pas plus que de discuter du nom d’un autre Premier ministre et se demander s’il vaut mieux un gouvernement de technocrates ou un gouvernement hybride, moitié politique moitié technocratique.

La nature et la composition du gouvernement sont de loin moins importantes que la mission de ce gouvernement. C’est en fonction de cette mission qu’il faut choisir les personnes les plus à même de l’accomplir. Et non l’inverse.

Il faut donc, urgemment et avant toute chose, définir cette mission. "Rétablir la confiance entre le peuple et l’État", comme on nous le répète depuis quelques jours, est beaucoup trop vague. La très délicate réalité du pays demande une mission précise.

Si on veut espérer sortir du marasme actuel, cette mission s’impose d’elle-même: la gestion de la crise économique et financière (c’est-à-dire arrêter ses dégâts), puis la sortie de cette crise.

Ensuite on pourra discuter, rationnellement, presque scientifiquement, du choix des personnes les plus compétentes pour mener cette mission à bien. Et ainsi former un gouvernement conforme aux besoins réels du Liban et des Libanais.


2 novembre, après-midi: Retour aux mauvaises habitudes?

Il ne faut pas fâcher tel ou tel za3im, il faut prendre en considération les susceptibilités de telle ou telle confession, voilà ce qui se répète dans certains cercles quand on évoque la formation du nouveau gouvernement.

Fâcher? Susceptibilités? Vraiment? Sérieusement? Ils en sont encore là? Ils n’ont pas vu ces centaines de milliers de Libanais qui sont descendus dans la rue pour dire ça suffit? Ils ne les ont pas entendu affirmer haut et fort leur ras-le-bol du système confessionnel et du règne des zou3ama?

Ils nous disent on vous a entendu, ils nous disent on vous a compris, et puis ils agissent comme s’ils n’avaient rien entendu et rien compris.

Le problème fondamental du pouvoir au Liban, dans toutes ses composantes, est son terrible manque de méthodologie. De professionnalisme. On fait les choses n’importe comment, on met la charrue avant les bœufs, on sème avant de creuser le sillon, on arrose là où rien de pousse, et après on se demande pourquoi ça ne marche pas.

Au lieu de se remettre en question, de réaliser puis d’admettre ses erreurs pour les corriger et ajuster le tir, on blâme les autres. On dit que c’est leur faute, que les méchants c’est eux, et qu’on a toujours tout bon mais qu’on a les mains liées.

Khalas. Marre de l’amateurisme. Marre du "yarabbi tigui bi3éno". Marre des excuses. Liban est au bord du précipice. Les petits arrangements entre frères ennemis, les replâtrages à la va-vite, les pitoyables partages de ce gâteau rance qu’est devenue notre République, n’y changeront rien. Bien au contraire, ils ne feront qu’aggraver la situation.

Réalisent-ils vraiment l’ampleur de la crise à laquelle font face le Liban et les Libanais? Une crise qui est leur grand-œuvre depuis 1992 pour les uns et depuis 2005 pour les autres?

Se rendent-ils seulement compte du travail titanesque que beaucoup d’entre nous font quotidiennement, du matin au soir, pour tenir un langage de raison, pour calmer la colère des gens, pour éviter qu’elle ne dérape, au risque de voir cette colère se retourner contre nous?

Ou ne voient-ils que leur petit monde aseptisé, tellement déconnecté du nôtre, un monde fait de multiples privilèges et d’applaudisseurs invétérés?

Et si parmi eux, certains ont véritablement vu, entendu et compris, qu’ils agissent en conséquence. Nous serons tous à leurs côtés.


(à suivre)


© Claude El Khal, 2019