Carnets d’une crise sanitaire

Photo: Kyaizee Mohd

13 mars: Fragilité du système

Il aura hélas fallu un virus pour que le monde voit enfin l’extrême fragilité de l’ultra-libéralisme et son incapacité à protéger les pays et leurs citoyens, et comprenne que seul un État social et solidaire et une véritable coopération entre les nations peut préserver l’humanité des dangers auxquels elle peut faire face.

Nous assistons aujourd’hui à une remise en cause fondamentale du système qui a régi les relations entre les pays et entre les personnes, un système égoïste, profondément injuste, où le chacun pour soi et la loi du plus fort étaient devenus la norme.

On croyait ce système immuable. On nous disait qu’il était dans la nature des choses. Mais la nature en a décidé autrement, et ce système a commencé à s’effondrer, une certitude après l’autre.

Le monde est en train de changer sous nos yeux. Espérons que sa mutation sera la moins pénible possible.


17 mars: Chacun pour soi occidental

Pour l’instant, la réaction occidentale à l’épidémie de coronavirus peut être comparée à une explosion de chacun pour soi assumé.

La réaction des pays européens, qui juraient hier encore ne faire qu’un, cette Union européenne sacrée, indivisible et irréversible, a été le repli sur soi et l’abandon de l’autre à son sort – comme l’Italie par exemple, uniquement aidée par la Chine.

Les USA, ce puissant allié qu’on disait indéfectible, n’a pas fait un geste pour ses alliés européens. Il les a désertés, s’est isolé et laissé la place à la Chine – pas mécontente d’offrir ses services et d’étendre son influence. Pire, le gouvernement allemand a accusé les USA de vouloir s’approprier un projet de vaccin allemand pour le réserver aux Américains.

Quant aux populations, d’habitude adeptes de nobles sentiments envers l’autre, sans cesse ressassés dans les médias et sur les réseaux sociaux, elles se sont précipitées pour vider les étalages des supermarchés et stocker des produits de consommation, souvent avec un zèle excessif, sans aucune considération pour les besoins des autres qui pourraient se retrouver sans rien.

La crise sanitaire que traverse le monde a fait la démonstration que tous les principes généreux et universalistes vantés par l’Occident n’étaient que des chimères, et que la réalité était un mélange cruel d’égoïsme et d’individualisme exacerbés.


19 mars, matin: Les premières leçons de la crise

Ce que la crise sanitaire planétaire nous a pour l’instant montré:

- Plus le système est libéral, plus le pays est fragile.
- Plus l’État est interventionniste, plus il peut protéger ses citoyens.
- Plus on a privilégié le secteur privé par rapport au secteur public, plus il est difficile de réagir rapidement et efficacement.
- Plus on a investi dans le secteur public, plus les États sont armés face à un danger commun.
- Plus on a privilégié l’intérêt individuel au bien commun, moins l’individu est protégé.
- Plus les pays sont autosuffisants, mieux ils peuvent faire face aux menaces et aux crises.

Le monde de l’après coronavirus ne pourra plus fonctionner comme avant. Tout doit être revu, et corrigé. Et le sera par la force des choses.


19 mars, soir: Si la crise s'aggrave

Le modèle de société infantilisant, fondé sur le divertissement de masse, sur la promotion du superficiel et du narcissisme individuel, où les postures ont remplacé les principes, risque de ne pas survivre à la crise sanitaire planétaire.

Si la crise s’aggrave, si le confinement individuel ou familial dure longtemps (plusieurs mois), si les rapports et les interactions entre les gens dictés par ce modèle de société continuent à se défaire, un autre modèle se mettra inévitablement en place.

La question est de savoir lequel? Et comment va-t-il remplacer l’ancien, devenu obsolète?

La transition d’un modèle à un autre sera très différente selon les pays.

Les pays aux sociétés apaisées (socialement, idéologiquement, ethniquement, etc.) pourront opérer cette transition progressivement, presque à tâtons, sans heurts véritables. Les pays aux société divisées connaîtront inévitablement des conflits internes, plus ou moins violents, qui pourraient mener à la dislocation de certaines nations.

Parmi les grandes et les petites nations (en superficie), parmi les pays riches et les pays pauvres, les sociétés apaisées sont rares et les sociétés divisées sont légion.

Pour éviter les conflits à venir, les sociétés divisées (comme au Liban, par exemple) devraient œuvrer à s’apaiser. Si elles ne le font pas, elles éclateront et causeront d’innombrables souffrances inutiles.

Comme pour la crise sanitaire, la responsabilité de chacun est engagée. Continuer à propager la haine et la division ne pourra mener qu’au désastre. Les points politiques ou idéologiques que certains pensent marquer en ces temps de pandémie sont illusoires. Ils ne pourront pas les utiliser dans le monde post-corona, simplement parce que celui-ci aura changé.

Si nous tous décidons de ne plus faire écho à cette haine et à cette division, leurs fomenteurs et leurs propagateurs ne seront plus que des excités isolés, sans grande influence sur le cours des choses.


1 avril: Parler politique

Parler politique au Liban est aujourd’hui une immense perte de temps.

La plupart des partis et courants politiques sont liés, et même souvent entièrement inféodés, à tel ou tel pays. L’État lui-même est dépendant de plusieurs puissances internationales. Quant au secteur bancaire, véritable état dans l’état, il fait partie d’un système global dont il peut difficilement se détacher.

Depuis le début de la crise sanitaire, on peut observer, presque en direct, le monde en train de changer. Et il va inexorablement continuer à le faire durant les prochains mois. Le monde d’après la pandémie sera très différent de celui que nous connaissons, et que beaucoup croyaient immuable.

Quand la crise sanitaire planétaire sera passée, quand toutes les cartes au Liban devront être redistribuées, ça sera à nouveau passionnant, et indispensable, de s’occuper de politique.

En attendant, les maîtres-mots sont le respect des règles sanitaires et la solidarité. Tout le reste n’est que réminiscence d’un Liban et d’un monde déjà désuet.


2 avril: Étrange unisson

‪C’est peut-être la première fois que d’un bout à l’autre du monde, les gens vivent les mêmes choses, ont les mêmes peurs, espèrent les mêmes remèdes. Cet étrange unisson se fait paradoxalement à travers le confinement des personnes et le repli des nations.


6 avril: Changement historique

Ce qui se passe est quand même incroyable! Avant, on se bousculait pour quitter le Liban. Aujourd’hui, on se presse pour y revenir.

Aussi soudain et dramatique que cela puisse être, il serait faux de penser que c’est une tendance passagère. Avec la crise économique mondiale qui s’annonce et qui va toucher tous les pays d’émigration, de moins de moins de Libanais vont quitter le pays et de plus en plus vont y revenir, bon gré mal gré.

Nous assistons en ce moment même au début d’une inversion historique qui va fondamentalement changer le Liban pour les décennies à venir. Le Liban, traditionnellement pays d’émigration, dont l’économie est en grande partie nourrie par les devises envoyées par les émigrés, va devoir apprendre à devenir auto-suffisant.

Il faut dès aujourd’hui réfléchir à l’infrastructure nécessaire à ce changement démographique futur (futur pas si lointain), et planifier sa mise en place progressive. L’économie libanaise devra immanquablement se réinventer et se réorganiser. La société et la politique suivront, par la force des choses.

L’après pandémie portera de très nombreux défis: crise économique et financière, crise sociale, crise politique, crise démographique, et peut-être même crise identitaire – la plus dangereuse. La résolution de toutes ces crises superposées est évidemment possible. À une condition, peut-être notre plus grand défi: devenir adulte.


10 avril: L'avenir incertain des USA

6.6 millions d’américains ont perdu leur emploi la semaine dernière (presque la population totale du Liban, réfugiés inclus). 16 millions en trois semaines, depuis que l’épidémie de coronavirus a paralysé l’économie US. Et ça risque de continuer aussi longtemps que durera la crise sanitaire.

Cette hausse effroyable du chômage aux USA va inévitablement affecter l’économie mondiale, et ses conséquences sociales et humaines vont profondément transformer une société américaine plus inégalitaire et divisée que jamais.

Les États-Unis resteront-ils unis? Garderont-ils leur place de première puissance mondiale? Et le dollar, quel sort l’avenir lui réserve-t-il? Comment tout ça affectera-t-il l’influence politique et militaire des USA dans le monde, particulièrement au Moyen-Orient?

Toutes ces questions forment des variables que les différents acteurs politiques libanais devraient prendre en considération, au lieu de continuer à agir comme si le monde d’après la pandémie allait être identique à celui d’avant.


11 avril: Victimes

On parle beaucoup, à raison, des victimes du coronavirus. Par contre on ne parle pas assez des victimes présentes et futures des conséquences économiques de la pandémie qui risquent d’être de loin plus nombreuses, et de représenter des bombes sociales à retardement dans plusieurs pays.

Dans les pays aux sociétés divisées, comme par exemple la France, les USA ou le Liban, la bombe sociale va être très difficile à désamorcer. Son explosion pourrait causer une réaction en chaîne (conflits religieux, communautaires, identitaires, etc.) qui menacerait l’intégrité nationale et territoriale de ces pays. Ce qui, inévitablement, entrainerait d’autres pays, principalement limitrophes, à imploser.

Désamorcer la bombe sociale requiert une réforme profonde du système politique et économique qui régit ces pays. Les gouvernements ne semblent pas encore prendre la mesure du danger et tentent d’apporter des solutions superficielles à des problèmes structurels.

La pandémie passera, tôt au tard. Mais le changement fondamental imposé par ses conséquences économiques et sociales, mais aussi psychologiques, prendra du temps à se mettre en place. Il pourra le faire de façon plus ou moins apaisée si les gouvernements prennent les décisions courageuses adéquates, ou de façon violente s’ils ne le font pas.

La responsabilité des gouvernements actuels est énorme. Beaucoup plus grande que celle des gouvernements qui les ont précédés mais n’ont pas eu à gérer une crise aussi grave, aussi existentielle. Sauront-ils être à la hauteur? Les semaines qui viennent nous le diront.


© Claude El Khal, 2020