Chroniques de la Révolution libanaise (vol.3): La guerre contre la mafia bancaire

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Les Chroniques de la Révolution libanaise sont la suite du journal en 7 volumes publié ici, qui raconte au jour le jour le soulèvement populaire qui secoue le Liban depuis le 17 octobre 2019.

Ces chroniques, dont le troisième volume couvre la période du 5 mars au 24 avril 2020, permettront je l’espère de mieux comprendre l’évolution de ce soulèvement et sa difficile mutation en révolution.



5 mars: deux courants au sein de la thawra

Il y a aujourd’hui deux courants principaux au sein de la thawra. Deux courants qui ont tant bien que mal cohabité, mais qui finiront tôt ou tard par se séparer, voire peut-être s’affronter.

Le premier de ces deux courants pourrait être décrit comme néo-14marsiste. Son objectif sur le court terme est l’organisation d’élections anticipées. Non pas pour assurer une meilleure représentativité populaire, comme certains prétendent, mais pour changer la majorité parlementaire, aujourd’hui 8marsiste, en une majorité américano-compatible.

Le deuxième courant pourrait être décrit comme populaire. Contrairement au courant néo-14marsiste, relativement bien organisé et profitant de moyens financiers non négligeables, ce courant populaire, composé d’une myriade de petits groupes, n’est pas structuré, n’a pas de financement et n’est pas mis en valeur dans les médias mercenaires.

Ce courant véritablement révolutionnaire (bien qu’il n’ait pas d’idéologie précise ou de projet commun concret, du moins pas encore) veut un changement profond, structurel, du système en place. Par opposition au courant néo-14mariste qui cherche à pérenniser le système économique mis en place en 1992 – dont le résultat est l’effondrement auquel nous assistons aujourd’hui.

On peut voir la différence entre ces deux courants à travers leurs discours et leurs actions. Le courant populaire dénonce le système politico-bancaire qui a ruiné le pays alors que le courant néo-14marsiste défend les banques et concentre ses attaques sur le gouvernement et la présidence de la République, accusés de tous les maux.

Viendra un moment, pas si lointain, où chacune et chacun d’entre nous (celles et ceux qui participent à la thawra ou la soutiennent) de choisir entre transformer le soulèvement du 17 octobre en révolution véritable ou être les acteurs d’un remake de l’entourloupe 14marsiste, qui a déjà à son actif la fin du magnifique soulèvement de 2005.


1 avril: Parler politique

Parler politique au Liban est aujourd'hui une immense perte de temps.

La plupart des partis et courants politiques sont liés, et même souvent entièrement inféodés, à tel ou tel pays. L’État lui-même est dépendant de plusieurs puissances internationales. Quant au secteur bancaire, véritable état dans l’état, il fait partie d’un système global dont il peut difficilement se détacher.

Depuis le début de la crise sanitaire, on peut observer, presque en direct, le monde en train de changer. Et il va inexorablement continuer à le faire durant les prochains mois. Le monde d’après la pandémie sera très différent de celui que nous connaissons, et que beaucoup croyaient immuable.

Quand la crise sanitaire planétaire sera passée, quand toutes les cartes au Liban devront être redistribuées, ça sera à nouveau passionnant, et indispensable, de s’occuper de politique.

En attendant, les maîtres-mots sont le respect des règles sanitaires et la solidarité. Tout le reste n’est que réminiscence d’un Liban et d’un monde déjà désuet.


16 avril: Crise sociale et mesures punitives

La BDL et le consortium bancaire continuent de prendre des mesures punitives contre l’écrasante majorité du peuple libanais tout en protégeant la fortune douteuse des 1%, surtout celle des politiciens et des banquiers.

C’est un appauvrissement programmé des citoyens libanais au profit d’une petite clique qui vampirise tout et n’est jamais rassasiée.

Tous les discours du monde ne changeront rien à cette réalité.

La crise sociale qui s’aggrave, doublée d’un profond sentiment d’injustice face à l’impunité des crapules et des corrompus, pourrait rapidement se transformer en conflit violent que personne ne pourra arrêter. Ni les politiciens, ni les zou3ama, ni les chefs religieux, ni les ambassades, ni les personnalités issues du soulèvement du 17 octobre.

Le danger est réel.

Il est temps que ceux qui nous gouvernent le comprennent et fassent le nécessaire pour éviter au Liban un tsunami social qui emporterait tout sur son passage.

Les mesures qui doivent être prises ne sont un secret pour personne: renvoi du gouverneur de la BDL, y remplacer toute l’équipe dirigeante, punir le capital control illégal des banques, révéler les noms de ceux qui ont transféré leur argent à l’étranger durant le soulèvement d’octobre et les trainer devant les tribunaux, etc. etc.

Plus que jamais, le Liban a besoin de dirigeants courageux, qui ont le sens de l’État et du bien commun. Les demi-mesures, pour ne pas froisser tel ou tel, ne sont plus de mise. On ne sauve pas un peuple et un pays avec des bonnes intentions, aussi louables soient-elles.


18 avril, matin: Scénario aventuriste

On dirait que la bataille politique a commencé. En pleine épidémie. Qui donne les ordres? Allez savoir. Mais les 14marsistes sont au garde à vous, prêts à en découdre pour revenir au pouvoir. Pour se faire, il faudra que la rue s’embrase pour fragiliser le gouvernement et le forcer à démissionner. Leurs partisans, déguisés en thouwar, vont redescendre dans la rue, entraînant dans leur sillage les naïfs et les bourgeois qui s’ennuient. Le confinement sera de plus en plus difficile à faire respecter. Le dollar s’envolera. La livre s’écrasera. Les banques se frotteront les mains. Leur demander des comptes sera remis à plus tard. Un plus tard qui sera sans cesse reporté. Le pays entrera dans une grave crise politique, peut-être même un vide constitutionnel. Le peuple, appauvri, affamé, terrifié par le virus, acceptera toute solution factice qu’on lui aura concocté. Les partis confessionnels feront semblant de se réconcilier. Les corrompus reviendrons au pouvoir, porté par une "thawra" qui a existé pour les en déloger. Tout redeviendra comme avant. Et le pillage du pays pourra allègrement continuer.

Sauf que le monde est en train de changer et que rien ne redeviendra comme avant. Mais ça, visiblement, les auteurs et les acteurs de ce scénario aventuriste ne l’ont pas encore compris.


18 avril, soir: Une véritable alternative

Il ne s’agit pas d’être avec tel ou tel. Il s’agit d’être avec un projet. Concret. Précis. Les noms importent peu. Ce qui importe c’est ce que nous voulons faire. Pas crier. Pas scander. Faire. Quelles solutions nous préconisons pour gérer puis résoudre les différentes crises. Quand on sait ce qu’on veut, quand on sait que qu’il faut faire et comment le faire, les personnes adéquates sont faciles à trouver. Les talents et les compétences ne manquent pas.

Dans le combat de coqs (et de foules) qui s’annonce, le projet de changement (que certains aiment appeler thawra) n’a pas sa place. Il doit de se tenir à l’écart pour ne pas servir les appétits des uns et des autres. Mais se tenir à l’écart ne veut pas dire ne rien faire. Au contraire. Il doit offrir une alternative véritable. Une alternative dont le principe premier est de faire de la politique autrement. De concevoir autrement le rôle des citoyens et des gouvernants. Loin des réflexes et des schémas habituels qui ont maintes et maintes fois prouvé leur incapacité à changer quoi que ce soit.


21 avril: La décision de trop

La BDL a autorisé les banques à fixer elles-mêmes le taux de change. C’est un haircut de facto contre les petits déposants. Une trahison de plus du peuple libanais.

Où sont les autorités religieuses qui ont crié au loup quand il fut question d’imposer un haircut aux plus riches?

Où sont les groupes de la société civile et les petits partis contestataires qui campaient au centre-ville pendant la thawra?

Où sont les révolutionnaires, les vrais, pas les 14marsistes complices de la BDL et des banques?

Où est le Premier ministre, pourquoi ne démet-il pas immédiatement le gouverneur de la BDL de ses fonctions?

Si cette décision crapuleuse, ainsi que celles qui l’ont précédées, n’est pas annulée, si le gouverneur de la BDL reste en place, si les banques sont autorisées à continuer à voler impunément leurs déposants, personne ne pourra éteindre la colère sociale qui va très bientôt éclater aux quatre coins du pays.


22 avril: Sédition de la Banque du Liban

Hassane Diab a déclaré que les dernières décisions prises par le gouverneur de la BDL l’ont été sans en référer à l’exécutif.

Riad Salamé a donc pris ses décisions tout seul, dans son coin, sans prendre en compte (ni même à en informer) le pouvoir constitutionnel que représente le gouvernement.

Au nom de qui ou de quoi Salamé prend-il ses décisions? Pas au nom du pouvoir exécutif, ni du pouvoir législatif, ni du pouvoir judiciaire, ni du peuple que ses décisions appauvrissent.

On parle ici de la Banque du Liban, une institution qui dépend de l’État, c’est-à-dire constitutionnellement du peuple libanais, et pas d’une entreprise privée.

Comment une telle institution peut-elle être autorisée à fonctionner comme une entreprise privée et à prendre des décisions qui affectent l’économie du pays et le pouvoir d’achat des Libanais? Pourquoi le gouverneur de la BDL n’est-il pas démis de ses fonctions vu les conséquences désastreuses de ses décisions sur la population?

Diab a dit qu’il s’exprimerait vendredi à ce sujet. Attendons de voir si ce qu’il va dire contient des annonces courageuses, décisives et salutaires. Dans ce cas la majorité des Libanais le soutiendra.

Mais s’il se contente de se plaindre et nous dire qu’il faudrait faire ceci ou cela, alors il deviendra le Premier ministre le plus impopulaire de l’histoire du Liban, et affirmera sans le dire que les Libanais sont livrés sans protection aucune aux appétits sans limite des prédateurs de ce pays.

Et ça, j’en ai bien peur, sera le signal de départ d'un soulèvement social sans précédent pour toutes celles et ceux qui n’auront plus rien à perdre.


24 avril: Déclaration de guerre

Le discours de Hassane Diab n’était rien de moins qu’une déclaration de guerre contre la mafia bancaire. Les mots choisis étaient forts et surprenants. Il a sans équivoque parlé d’un coup d’état financier et menacé les banques et leurs complices de les frapper d’une main de fer s’ils continuaient dans ce sens.

Quant à Riad Salamé, l’audit contourne intelligemment l’interdiction américaine de le démettre de ses fonctions. À travers cet audit, Salamé pourra non seulement être saqué, mais aussi jugé. Le maintenir dans ses fonctions mais sous surveillance d’un audit, l’empêchera de prendre la poudre d’escampette. De plus, un audit conduit par une agence internationale neutralise l’opposition pro-US en balayant ses accusations fantasques de complot iranien contre le gouverneur de la BDL.

L’autre avantage de l’audit, et non des moindres, est que l’État pourra enfin connaître la réalité financière du Liban. Une réalité que Salamé a toujours refusé de partager avec les pouvoirs exécutif et législatif. Cela peut sembler ahurissant, mais pas moins que son refus de transmettre à la justice les noms de ceux qui ont transféré à l'étranger plusieurs milliards de dollars après le 17 octobre, créant en grande partie la crise de devises actuelle et l’effondrement de la livre libanaise.

Cependant on peut regretter le choix légaliste de l’exécutif et son refus de la voie révolutionnaire (arrestation immédiate des corrompus notoires, tribunaux d’exception en charge de la lutte contre la corruption, etc.). Les Libanais n’en peuvent plus, la pauvreté explose, les prix augmentent de façon vertigineuse, la faim est aux portes, quand elle n’est déjà pas installée dans de nombreux foyers. La colère sociale va inévitablement s’exprimer dans la rue. Et son expression risque d’être violente, très violente, et pourrait conduire à une guerre de classes, les pauvres contre les riches, qui serait dévastatrice pour le tissu sociétal libanais.

Si le choix légaliste du gouvernement est sage, le temps qu’il porte ses fruits est un temps que la majorité des Libanais n’ont plus. Si des corrompus ne sont pas très rapidement arrêtés, jugés et condamnés (des grosses pointures bien sûr, pas du menu fretin), de nombreux Libanais perdront tout espoir. Et il n’y a rien de plus dangereux et de plus imprévisible que les actes désespérés.


© Claude El Khal, 2020