Combien nous faut-il pour être heureux?


En ces temps de pandémie, de confinement, d’inquiétude, d’incertitude, et de grave crise économique et sociale qui s’annonce dans de nombreux pays, un retour sur notre mode de vie est sans doute de mise. Un retour salutaire qui pourrait commencer par cette question, et par toutes celles qui en découlent: combien nous faut-il pour être heureux?

Combien de zéros sur notre compte en banque? Combien de cartes de crédit, de débit, de Visa Gold, d’American Express, de Master Card? Combien de friends sur Facebook, de followers sur Twitter ou sur Instagram pour nous sentir exister? Combien d’air miles pour nous sentir libres?

Combien de centimètres de poitrine en plus, combien de chaussures, de robes, de carats pour se sentir femme? De chevaux aux voitures pour se sentir viril? Combien de lits défaits pour se sentir aimés? Combien doit coûter un repas pour nous convaincre que nous avons bien mangé? Combien faut-il dépenser pour un mariage, combien d’invités, combien d'étages à la pièce montée, pour avoir l’illusion que nous allons être un couple heureux?

Combien de forêts saccagées, de terres brûlées, défoliées, combien d’espèces animales disparues pour satisfaire notre complexe de supériorité? Combien de quidams à nos manifs pour comprendre que nous avons une voix? Des milliers, des centaines de milliers, des millions?

Nous vivons à l’ère boulimique. Toujours plus. Encore, encore. On bâfre, on se goinfre, on gonfle, on grossit. On grossit au lieu de grandir.

Comme des baudruches aérophagées, on parade, on se pavane, on s’exhibe. On se regarde, on se jauge, on se juge, on se pèse. C’est la grande compétition des avoirs. Aux olympiades du qui a plus, c’est la chasse aux médailles. Et des médailles, il faut en gagner un max. Continuer, coûte que coûte, à garnir sa tapisserie de décorations comme un vaillant général soviétique. On accumule, on accumule, tels de bons petits bousiers. Vous savez, ces fameux scarabées, plus connus sous le nom très pop de Dung Beetles, qui passent leur vie à faire des grosses boules de bouse et à les pousser, bon an mal an, comme autant de Sisyphe miniatures.

Mais si un jour on trébuche, si le trésor s’échappe, s’il va dérouler sa bouse dans d’autres prés, loin, trop loin pour qu’on puisse le rattraper. Ce jour-là, on reste coi, perdu, hébété, comme après un tsunami, quand on rentre chez soi et on découvre qu’il ne reste plus rien, que tout a été emporté. On reste là, les bras ballants, seul. Seul et nu. Profondément, terriblement nu.

Quand la vie nous fait un cadeau, c’est souvent sous la forme d’un coup de pied au cul. Au début, on maudit, on râle, on peste, on rage, on geint, on beugle, on gueule, on dégueule. Puis, on se calme. On inspire. On expire. Et finalement, on se réveille. Le brouillard se dissipe et on commence à voir les choses comme elles sont. On comprend que tout ça n’est que prothèse, cuirasse, bouée de noyé. Et qu’au dedans, on est fondamentalement infirme. On comprend qu’il est grand temps d’avoir le courage de réellement apprendre à marcher.

La liberté, la vraie, c’est là qu’elle commence. Quand on se réveille. Quand le brouillard se dissipe. Quand on arrête d’être les brokers de notre Wall Street quotidien et qu’on devient les auteurs-compositeurs-interprètes de notre destin. Quand on arrête de faire du chiffre et qu’on se met à exister, tout simplement.

Quand on décide de grandir au lieu de grossir.

Ce qui est vrai pour nous, l’est aussi pour nos nations. Piétiner le pavé par milliers, et même par millions, ne sert pas à grand-chose. Au mieux, on ne fait que remplacer le régent. Une personne, une seule, avec un vrai projet de société, et le mode d’emploi qui va avec, a beaucoup plus de chance de changer l’avenir que des milliers de marcheurs qui tournent en rond.

Et pour les amateurs de choses qui brillent, dîtes-vous bien qu’un sapin de Noël, aussi enguirlandé soit-il, n’est que saisonnier. Alors que le Cèdre sauvage, lui, est millénaire.

Quant à l’amour, on ne peut prétendre le gouter vraiment que si l’on cesse de butiner toutes les fleurs qui passent, de se répandre dans tous les lits consentants, jusqu’à ne plus savoir dans quel cul on dort. On ne peut prétendre aimer que si l’on se plonge tout entier dans un seul autre. En se disant, qu’enfin, le compte est bon.


© Claude El Khal, 2020