Chroniques de la Révolution libanaise (vol.5): La non-gestion de la crise économique et sociale

Photo: Reuters

Les Chroniques de la Révolution libanaise sont la suite du journal en 7 volumes publié ici, qui raconte au jour le jour le soulèvement populaire qui secoue le Liban depuis le 17 octobre 2019.

Ces chroniques, dont le cinquième volume couvre la période du 29 avril au 2 mai 2020, permettront je l’espère de mieux comprendre l’évolution de ce soulèvement et sa difficile mutation en révolution.



29 avril: Commencer quelque part

Bien sûr que le gouverneur de la Banque du Liban, Riad Salamé, n’est pas le seul responsable de la situation actuelle. Il y a aussi des patrons de banque, des chefs et des cadres de partis politiques, des hauts fonctionnaires, des businessmen, des responsables politiques, des élus, anciens et actuels.

On n’appelle pas ça une corruption institutionnalisée par hasard, parce que ça sonne bien.

Depuis la fin de la guerre en 1990, mais surtout depuis 1992, un système de pillage systématique de l’argent et des biens publics a été méticuleusement mis en place. Ce système s’est renforcé et organisé pendant trois décennies.

Il faut être naïf pour croire qu’il peut être changé en quelques mois. La solution miracle n’existe pas. Le "tout, tout de suite" est une chimère dangereuse.

Il faut donc commencer quelque part. Puis continuer, un pas après l’autre, une étape après l’autre. La première étape, le premier pas, a été imposé par la conduite abjecte des banques envers leurs déposants et la fuite de capitaux autorisée et protégée par la BDL.

Les conséquences sur l’économie et le pouvoir d’achat des Libanais ont été catastrophiques.

C’est par là qu’il faut commencer. Reprendre fermement en main le secteur bancaire et la Banque centrale. Tenir les cordons de la bourse, pour ainsi dire, c’est frapper au cœur le système de corruption institutionnalisée, c’est tenir par les tripes tous les corrompus de ce pays.


30 avril: Changer la majorité

Le Premier ministre, Hassane Diab, ne semble pas céder au chantage au chaos et son gouvernement continue de travailler.

Qu’on soit d’accord ou non avec ses orientations économiques, on ne peut nier qu’il fait de son mieux dans des circonstances extrêmement difficiles, et que sa gestion de la crise sanitaire est de loin meilleure que celle d’un bon nombre de gouvernements occidentaux.

Vu que Diab résiste à la pression du Parti bancaire et ne compte visiblement pas jeter l’éponge, une démission groupée de députés 14marsistes et "indépendants" n’est pas à exclure dans les semaines qui viennent.

L’objectif de cette démission groupée serait de provoquer des élections anticipées pour changer la majorité parlementaire, aujourd’hui 8marsiste, et ainsi revenir au pouvoir, déguisés en révolutionnaires.

Ce n’est pas si différent en somme de l’entourloupe de 2005. Quand une partie des collabos d’hier ont été repeints en libérateurs pour revenir au pouvoir et assurer la continuité du système de corruption institutionnalisée.

Ce qu’ils ont fait avec les conséquences désastreuses que nous subissons aujourd’hui, aidés bien sûr par des partis et des figures du 8Mars, complices historiques du pillage organisé de l’argent et des biens publics.

En 2005, les collabos avaient besoin pour reprendre le pouvoir d’une caution résistante à l’occupation syrienne. Ils l’ont trouvé chez les FL et les Kataeb. Aujourd’hui, les 14marsistes trouvent une caution "thawriste" chez la prétendue société civile.

Si ces élections anticipées ont lieu, si les 14marsistes reviennent au pouvoir, associés à des membres de la société civile, on dira que la "thawra" a triomphé pour mieux endormir le peuple, et le pillage de ce qui reste de l’État et des biens publics pourra enfin avoir lieu, sous couvert de privatisations "indispensables à la relance économique".

Les évènements qui secouent actuellement le pays ne sont pas une suite du soulèvement du 17 octobre, mais son antinomie. Ils ne visent pas à lutter contre la corruption mais à la pérenniser. Ils ne cherchent pas à punir les corrompus, mais à les récompenser en leur offrant le peu de biens publics qui appartiennent encore, selon la Constitution, au peuple libanais.


2 mai, matin: Cabale contre l’armée

C’est désormais flagrant: l’armée libanaise est la cible d’une campagne de dénigrement soigneusement préparée et méticuleusement exécutée.

Cette campagne n’est pas sans rappeler celle qui a suivi la décision du commandement militaire d’en finir, en 2017, avec les jihadistes qui occupaient le jurd d’Ersal.

À peu de choses près, les acteurs sont les mêmes: ONG et groupes de la société civile liés à des "organismes internationaux", journalistes mercenaires et partis politico-confessionnels pro-US.

L’objectif de cette campagne est évident et nous ramène près de quatre décennies en arrière, quand l’armée a été neutralisée pour permettre à la "guerre civile" d’avoir lieu.

Le scénario est relativement simple: provoquer l’armée jusqu’à créer un ou plusieurs incidents sanglants, puis instrumentaliser ces incidents pour faire pression sur le commandement militaire afin que l’armée se retire dans ses casernes et laisse la place aux éléments armés qui feraient presque immédiatement leur apparition.

Nous avons tous reçu les voice notes où on entend clairement des cadres de certains partis politique évoquer des préparatifs militaires et les moyens de neutraliser l’armée.

À celles et ceux qui pensent soutenir la thawra en participant à cette campagne de dénigrement, sachez que vous faites exactement le contraire.

En ciblant l’armée, en exécutant sans le savoir, sans le vouloir, un plan concocté par ceux-là mêmes que vous dites combattre, vous assassinez le soulèvement du 17 octobre et offrez le pays en pâture à ceux qui préfèrent le détruire s’ils ne peuvent pas le diriger et continuer à le piller.


2 mai, après-midi: Suzerain bancaire

L’Association des banques, c’est-à-dire le cartel bancaire, se permet de rejeter le plan économique du gouvernement et dire qu’elle va bientôt présenter son propre plan.

Donc un organisme non-élu, sans aucune légitimité constitutionnelle, déclare ouvertement vouloir dicter la politique économique du pays.

Le culot de ces gens est sans limite. Après avoir activement participé au système de corruption institutionnalisée, après s’être considérablement enrichis grâce à la colossale dette publique, après avoir pris des mesures illégales contre leurs déposants, après avoir participé à la fuite de devises vers l’étranger et accéléré l’effondrement de la livre libanaise, les voilà qui cherchent à s’imposer comme suzerains.

Ceci dit, pourquoi se gêneraient-ils quand les prétendus révolutionnaires, quand les télés mercenaires, et quand les partis (petits et grands) qui font semblant de soutenir la thawra, ne pipent mot face à cet affront au peuple libanais et à la République?


2 mai, soir: La non-gestion de la crise économique

Si le gouvernement a très bien géré la crise sanitaire, sa gestion, ou plutôt sa non-gestion de la crise économique est un cas d’école de laisser-faire irresponsable.

Au lieu de mettre immédiatement en place une économie de crise, comme on met en place une économie de guerre, le gouvernement s’est conduit en spectateur et n’a pas été à la hauteur du rôle qui est constitutionnellement le sien.

Près de 100 jours à regarder la situation économique se détériorer. Sans prendre aucune mesure digne de ce nom pour gérer l’effondrement et en diminuer les effets immédiats sur la population.

Il n’a même pas été capable de mettre un terme aux agissements illégaux des banques, et a continué à les traiter en partenaires et à négocier avec elles.

Aujourd’hui il propose un plan de sauvetage économique qu’on pourrait poliment résumer par too little, too late. Un plan qui reproduit les schémas traditionnels qui ont mené le Liban au bord d’un gouffre social sans précédent dans son histoire contemporaine. Un plan au service des plus riches au détriment, toujours et encore, des plus pauvres.

Pire, il accepte sans broncher que le cartel bancaire se pose en contre-pouvoir économique et tente d’imposer sa propre politique, en violation de la Constitution.

Si la gestion très efficace de la crise sanitaire est principalement due au dynamisme et au professionnalisme du ministre la Santé, la non-gestion de la crise économique est sans doute le reflet d’un ministre de l’Économie d’une inutilité abyssale.

Qu’attendre de mieux d’un banquier?, auraient pu persifler les mauvaises langues.

Quant à Hassane Diab, il est indéniablement un meilleur Premier ministre que ses prédécesseurs, surtout la bande des quatre qui ont gouverné depuis 2005 – dont chacun est un désastre ambulant.

Mais il doit arrêter de s’excuser d’être là, et prendre pleinement, avec fermeté et détermination, la mesure de sa fonction et de sa responsabilité, non envers les banques et les pouvoirs financiers, mais envers le peuple au nom duquel il gouverne.

S’il le fait, l’écrasante majorité des Libanais le soutiendra. Mais s’il ne le fait pas, il sera inévitablement forcé à démissionner, créant un dangereux vide constitutionnel que seul un gouvernement militaire pourra combler pour éviter que le pays ne sombre dans le chaos.


© Claude El Khal, 2020