Beyrouth, journal d’après le cataclysme

Source photo: Newsbuzzer

Je publie aujourd’hui sur ce blog ce que j’ai écrit sur les réseaux sociaux depuis la double explosion qui a ravagé Beyrouth le 4 août. Ces différents billets assemblés forment comme un journal d’après le cataclysme qui a frappé la capitale libanaise et creusé un cratère en chacune et chacun d'entre nous.

7 août, matin
Impossible de dormir plus d’une heure sans se réveiller en sursaut, le bruit de l’explosion qui résonne encore dans les oreilles, les images des rues dévastées, des gens ensanglantés, ces visages, inoubliables, la peur, la terreur, le choc, l’incompréhension. Non, on ne pourra jamais oublier. Non, on ne devra jamais pardonner. Jamais.

7 août, après-midi
Pendant six ans, les 2.750 tonnes de nitrate d’ammonium étaient stockées dans le port de Beyrouth, sans aucune mesure de sécurité, à quelques mètres d’une zone urbaine densément habitée.
Six ans, c’est-à-dire quatre gouvernements, dont trois "d’union nationale" (composés de tous les partis confessionnels), celui de Tammam Salam, celui de Saad Hariri d’avant les élections, celui de Saad Hariri d’après les élections, et celui de Hassane Diab.
Aucun parti confessionnel qui a fait partie de l’un ou de plusieurs de ces gouvernements n’est innocent. Aucun. Chacun porte une part de responsabilité, petite ou grande, dans l’indescriptible tragédie qui a ravagé Beyrouth.
L’heure des comptes a sonné.

8 août, matin
Ce matin-là, je me suis réveillé en tremblant. De colère. Comme d’habitude, j’ai écrit quelques lignes que j’ai posté sur facebook. D’ordinaire, l’effet cathartique de l’écriture suffit. Mais pas ce matin-là. Ce qui bouillonnait en moi devait sortir de façon différente. J’ai alors fait ce que je n’avais jamais fait auparavant: une vidéo en arabe pour que les mots s’entendent au lieu de se lire, se disent au lieu de s'écrire.

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From the heart #beirut #lebanon #enough #wakeup

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Traduction: 
"Ce qui s’est passé le 4 août est le plus grand crime contre le peuple libanais depuis la création du Grand Liban, depuis 100 ans jusqu’à aujourd’hui.
Chaque personne qui savait qu’il y avait 2.750 tonnes de nitrate d’ammonium dans le port de Beyrouth, qui savait et s’est tu, qui savait et n’a rien fait, qui savait et n’a pas dit aux gens qu’il y avait un risque pour leur vie, pour leurs biens, doit être arrêté et jugé. Et chaque personne qui ne savait pas, doit partir, doit démissionner, parce qu’elle ne mérite pas d’occuper un poste de responsabilité. Responsabilité… Six ans, sept ans que ces 2.750 tonnes sont dans le port Beyrouth. Six ans, sept ans, c’est-à-dire quatre gouvernements. Et personne n’est responsable??
Beyrouth a été détruite…
Descendez dans les rues. Regardez. Qui nettoie? Les gens, des jeunes hommes et des jeunes femmes, des volontaires. Où est l’État ? Où est la municipalité de Beyrouth? Où sont les députés de Beyrouth? Où sont les députés d’Ashrafieh? Où sont les hommes de religion? Où sont les milliardaires? Pour aider tous ces gens… Où sont les banquiers? Pour dire aux gens venez prendre votre argent pour réparer vos maisons, et à ceux qui n’ont plus de maison, pour louer un appartement quelque part. Tous ont disparu comme par enchantement…
Et tous ceux qui suivent encore les leaders et les partis. Qu’est que vous faites. Ils vont ont appauvri, ils vous ont affamé, ils vous ont humilié, ils se sont moqués de vous… Réveillez-vous!
Et nous, nous le peuple qui est descendu dans la rue le 17 octobre. Il y a dix mois. Dix mois.... Et nous n’avons toujours pas réussi à s’unir, à offrir un projet alternatif à cette classe politique corrompue, à ce système confessionnel moisi. Pourquoi? Si aujourd’hui, pas demain, aujourd’hui, on ne s’unit pas, si on ne travaille pas ensemble à un véritable projet alternatif, un projet clair, pas des slogans, un projet clair, détaillé, il ne faut plus qu’aucun d’entre nous ne prononce le mot révolution. Ça suffit. Beyrouth a été détruite. Réveillez-vous!"

9 août
Nous devrions toutes et tous nous incliner devant ces femmes, souvent maltraitées, méprisées, qui se sont portées volontaires pour aider à nettoyer les rues de Beyrouth jonchées de gravas et de verre brisé. Quelle leçon de solidarité et d’humanité! Respect, très profond respect.


10 août, matin
Merci, merci, merci à toutes celles et ceux qui travaillent sans relâche pour aider les autres, qui distribuent des repas à ceux qui en ont besoin, qui accueillent ceux qui n’ont plus de chez eux, qui nettoient les rues, les maisons et les appartements dévastés, qui vont de quartier en quartier, d’immeuble en immeuble, de porte à porte, pour offrir leur aide.
Vous êtes l’honneur de ce pays. Son honneur et sa lumière. Vous nous redonnez foi en l’humanité.


10 août, soir
Pour pouvoir prescrire le bon remède, un médecin doit connaître la source du mal. Un mauvais diagnostic ne peut conduire qu’à un mauvais traitement, donc soit à la non-guérison du malade, soit à l’aggravation de la maladie.
Pour pouvoir guérir le Liban, il nous faut faire le bon diagnostic. Le Liban souffre aujourd’hui, comme il a toujours souffert, d’un mal qui n’est autre que son péché originel: le confessionnalisme, qui est venu s’ajouter au féodalisme hérité des Ottomans.
Ce système féodalo-confessionnel a fait que le Liban n’a jamais vraiment connu la paix. Quinze ans après son indépendance (1943), il a connu sa première guerre civile (1958). Une décennie plus tard, il a vu sa souveraineté bradée suite à la signature des accords du Caire (1969). Ce qui a conduit à une deuxième guerre civile qui a engendré une multitude de sous-guerres et qui a duré quinze ans (1975 - 1990). Malgré la fin de la guerre, le Liban est resté sous occupations israélienne (jusqu’en 2000) et syrienne (jusqu’en 2005). Il a ensuite connu des crises politiques successives, des vagues d’assassinats, une guerre israélienne (2006), un conflit armé interne (2008), et toute une série de vides constitutionnels jusqu’à l’effondrement total auquel nous assistons depuis plusieurs mois, dont l’explosion du port de Beyrouth est l’incarnation monstrueuse.
Aucune solution ne sera possible, aucun remède ne sera efficace, tant que nous ne guérirons pas le pays du véritable mal qui le ronge depuis la création du Grand Liban, et dont les symptômes se sont déclarés dès les premières années de son indépendance: le confessionnalisme.

11 août, matin
Si nous ne sommes pas vigilants, si nous n’arrêtons pas immédiatement les discours de haine, si nous continuons à diaboliser l’autre (quel qu’il soit), si nous laissons l’émotion l’emporter sur la raison, nous allons vers un morcellement du Liban en mini-cantons confessionnels, c’est-à-dire l’exact opposé des revendications du soulèvement du 17 octobre.
Ces mini-cantons ne se feront pas sans violence. La violence en dessinera les contours, et la violence décidera qui les dirigera.
Chaque mini-canton connaîtra inévitablement une guerre civile uniconfessionnelle. Dans le canton chrétien, FL et CPL s’affronteront pour assurer leur prédominance. Dans le canton sunnite, nous assisterons à l’affrontement des deux frères Hariri, Saad et Bahaa, et à celui des pays qui voudraient en être le tuteur: la Turquie, l’Arabie Saoudite, les Émirats et le Qatar. Dans le canton chiite, Amal et Hezbollah pourraient soit se partager le pouvoir, soit s’affronter comme dans les années 80. Et dans le canton druze, les partisans de Joumblatt batailleront avec ceux de Wahhab et d’Arslan.
Quand le pouvoir à l’intérieur de ces cantons sera défini – le pouvoir totalitaire d’un za3im ou d’un parti, il se verra obligé pour survivre de se placer sous la tutelle d’une puissance régionale ou internationale. Et s’en sera fini du rêve d’un Liban uni, laïc, démocratique et souverain, pour lequel tant de Libanaises et de Libanais se sont sacrifiés.
Si c’est ça que nous voulons, alors continuons allègrement à nous insulter, à nous lancer à la figure accusations et contre-accusations, et laisser nos plus bas instincts réduire au silence ce que nous avons de plus beau et qu’incarnent aujourd’hui tous ces volontaires, de toutes les régions, de tous les âges, de toutes les confessions et de toutes les classes sociales, qui aident les autres sans rien demander en échange.
L’avenir du Liban n’est pas entre les mains des zou3ama et des partis, ni entre celles des puissances régionales et internationales. L’avenir du Liban est entre nos mains, à nous toutes et tous. Il est temps de décider ce que nous voulons, un Liban morcelé, totalitaire et soumis, ou un Liban qui ressemble au 17 octobre.

12 août
Je dors en colère et je me réveille en colère. Dans la journée, dans la soirée, j’oscille, j’essaye de me calmer, de me divertir, de rire même parfois, un rire de désespoir, mais rien n’y fait. Je suis en colère. Et ma colère grandit chaque jour, chaque nuit. Aujourd’hui, cette colère, je ne veux plus la combattre. Je vais la laisser m’enlacer. Je vais la revendiquer. Je vais l’apprivoiser. L’empêcher de m’aveugler, de brouiller ma pensée, de parasiter ma raison, d’obscurcir mon cœur. Je vais l’aimer. La faire mienne. Entièrement. Pour qu’elle devienne une part de moi-même. Une force qui me soulève quand je suis au plus bas. Qui m’aide à avancer quand le dégout, le chagrin, la douleur, sont trop lourds à porter. Une colère lumineuse. Dénuée de haine et de fiel. Une sainte colère. Une colère humaine, profondément, fondamentalement humaine.

13 août, matin
Que se passe-t-il dans le cerveau d’un individu qui regarde les destructions à Beyrouth et y voit une opportunité de s’enrichir? Que se passe-t-il dans son cœur, parce qu’il a biologiquement un cœur, quand il s’en va proposer à ceux qui ont tout perdu, non pas de l’aide, alors qu’il en a certainement les moyens, mais quelques dollars pour profiter de leur détresse absolue et acheter leur bien à très bas prix? Quel genre de créature est-il? Une hyène, un vautour, un requin? L’affirmer c’est insulter les hyènes, les vautours et les requins. Ces individus sont des monstres. Des monstres à visage respectable, qui se promènent parmi les décombres, qui enjambent les cadavres, et évitent le sang mal séché pour ne pas salir des chaussures qui ont plus de valeur à leurs yeux que les beyrouthins suppliciés, imaginant déjà le profit que le malheur et le désespoir pourrait générer. Et ce faisant, ils s’excluent eux-mêmes de l’espèce humaine. Sans aucun retour possible.

13 août, matin
J’ai beau puiser dans ce qui me reste de tolérance, j’ai beau fouiller tous les recoins de ma raison, il m’est impossible de comprendre comment des gens peuvent encore soutenir tel ou tel parti, tel ou tel membre de la classe politique, lui trouver des excuses, justifier l’injustifiable, expliquer l’inexplicable, l’inadmissible. Impossible aussi de comprendre que l’on ne puisse pas voir, comprendre, réaliser, que la classe politique n’est qu’un seul conglomérat, dont les partis confessionnels ne sont que des succursales inféodées à telle ou telle puissance régionale ou internationale. Des partis qui se disputent de temps en temps, pour mieux tromper leurs partisans, mais qui arrivent toujours à faire ensemble leurs petites affaires, leur misérable et méprisable petit business, et qui sont tous, sans exception, responsables, d’une façon ou d’une autre, de l’effondrement du pays et du cataclysme qui a ravagé Beyrouth.
Je ne suis pas homme à cabales, et j’ose encore croire à la rédemption, à la remise en cause de soi, à la réalisation et la reconnaissance de ses erreurs et de ses errements. N’avons-nous pas toutes et tous, à un moment ou un autre, depuis plus de trente ans, soutenu à des degrés différents tel ou tel, parce que nous pensions qu’il avait à cœur le destin du pays? Mais il y a désormais un avant et un après le 4 août. Et l’après ne peut en aucun cas ressembler à l’avant. La réalité de l’après est là, évidente, béante, indiscutable, dans le port de Beyrouth et dans les rues dévastées de la capitale. Et cette réalité hurle le désespoir d’un peuple spolié, trompé, trahi, martyrisé, meurtri.
À celles et ceux qui dorment encore, celles et ceux qui sont encore envoutés par des chants de sirènes éculés: réveillez-vous, réveillez-vous, réveillez-vous. A nom de la décence la plus élémentaire. Au nom de la foi en laquelle vous dites croire. Au nom de l’humanité qui réside en chacune et chacun de nous. Réveillez-vous.

14 août, matin
Après le 4 août, après l’extraordinaire élan de solidarité entre Libanais de partout, la libanophobie de certains, déjà très agaçante, est aujourd’hui insupportable. Cette manie, pathologique, de toujours cracher sur son propre peuple ressemble à une haine de soi mal soignée, un complexe d’infériorité vis-à-vis de l’étranger, forcément plus civilisé.
À ceux-là: si vous vous sentez meilleurs que les autres, prenez donc un balai, descendez dans la rue et aidez à nettoyer votre capitale dévastée. Faites donc du porte-à-porte, du matin au soir, pour offrir votre aide. Ou alors, de grâce, taisez-vous.
Critiquer son peuple, souligner ses défauts, pour mieux l’aider à s’en défaire, à changer, à devenir une meilleure version de lui-même, est une chose. Le vilipender sans cesse, l’insulter, le mépriser, ne lui trouver aucune qualité alors qu’on partage soi-même toutes ses tares, en est une autre.
Nous, Libanais, sommes un peuple extrême, capables du pire comme du plus admirable. Nous sommes, en même temps, l’obscurité et la lumière. Nous pouvons être aussi détestables que magnifiques. Beaucoup d’entre nous sont des crapules absolues, mais la grande majorité est d’une générosité, d’une grandeur d’âme, qu’on trouve rarement ailleurs.
Le Liban est à genoux, mais dans les rues, ses filles et ses fils sont debout, la tête haute, le cœur sur la main, prêts à offrir tout ce qu’ils ont sans rien demander en échange. Si vous ne pouvez pas, si vous ne savez pas le voir, tant pis pour vous. Mais s’il vous plait, gardez pour vous votre fiel. Parce qu’il n’intéresse personne. Et même si des non-Libanais hochent la tête en vous écoutant, sachez qu’ils admirent ce peuple que vous vomissez. Et que derrière leur sourire poli, se cache le mépris justifié pour tous ceux qui croient être ce qu’ils ne sont pas: des descendants de Clovis, de Richard-cœur-de-lion ou du mollet de Jupiter.

14 août, après-midi
L’absence de l’État dans l’effort de nettoyage des rues dévastées et d’aides aux familles les plus touchées par le cataclysme du 4 août n’est pas choquante, elle est odieuse. Comme est odieuse l’absence de la municipalité de Beyrouth. Comme sont odieux les discours de ces députés aux ordres qui un jour veulent démissionner et un autre non, selon le coup de fil international qu’ils reçoivent. Aussi odieux que les sourires officiels quand telle ou telle personnalité venue de tel ou tel pays est reçue sous les ors de la République.

15 août, matin
Tous les discours du monde, d’ici ou bien d’ailleurs, ne peuvent faire oublier la détresse infinie d’un peuple qui n’en peut plus. Les larmes qu’on essaye de cacher, les silences qu’on s’impose parfois pour ne pas dévoiler sa douleur à ceux qui ont tout perdu, les espoirs qu’on n’ose plus avoir mais qui pointent quand même leur nez têtu, et ces regards muets d’une femme, d’un homme, d’un enfant, qui expriment tellement plus que la cacophonie de mots, d’opinions, de vérités et de contre-vérités que les amateurs de logorrhées continuent à vomir. Que dire aujourd’hui qui ne soit pas inutile? Aucun mot ne peut réellement traduire l’admiration sans borne pour tous ces anonymes qui, en transformant leur quotidien en acte d’abnégation ininterrompu, composent tous les jours le plus beau chant d’amour qui soit.

15 août, après-midi
On aurait pu espérer, après un tel choc, un tel cataclysme, une telle dévastation, une prise de conscience collective de la part de la classe politique. Une sorte d’éveil. Même de façade. Une réunion d’urgence de tous les pontes, officiels et chefs de partis, pour au moins montrer un peu d’unité et de dignité. Mais non. Les uns ont continué à accuser les autres, les autres à accuser les uns, les uns et les autres à faire leurs petits calculs mesquins, à rivaliser dans le discours incendiaire, à se menacer, à se contre-menacer, à protéger leurs intérêts, et surtout à vouloir perpétuer un système qui a tout détruit, l’économie, la société, la capitale, ses rues et ses habitants.
On aurait aussi pu espérer que les différents groupes issus du soulèvement du 17 octobre, ou qui y ont participé, se réunissent d’urgence et se structurent enfin en force politique cohérente, en réelle alternative à la classe politique. Mais également, regrettablement, non. Chacun a continué sa petite révolution de son côté. Et malgré plusieurs tentatives, plusieurs efforts par plusieurs groupes depuis le cataclysme, rien encore n’a pu émerger. Pas le moindre bout d’union sacrée. Pas une once de programme commun.
Par contre, on a vu naître dans les rues une révolution d’un autre genre. Une révolution qui ne dit pas son nom. Véritablement citoyenne. Sans cris et sans slogans. Une révolution qui travaille dans la poussière et les débris. Une révolution qui sauve des vies. Une révolution qui aide et qui construit. Une révolution du don de soi au service des autres. Une révolution qui sait s’organiser et qui prouve chaque jour, depuis le 4 août, son extraordinaire efficacité. C’est dans cette révolution-là, c’est parmi ces citoyens-là que nous devrions trouver celles et ceux qui pourraient gérer notre République en lambeaux, aussi dévastée que les rues de Beyrouth.


© Claude El Khal, 2020