Liban, récit d'un soulèvement populaire

Photo: Sam Tarling / Getty Images

Pour mieux comprendre le soulèvement populaire, la fameuse thawra, qui a secoué le Liban d’octobre 2019 jusqu’au début de l’année 2020, voici des extraits des sept volumes du "Journal d’un soulèvement libanais" et des cinq volumes des "Chroniques de la Révolution libanaise" publiés sur ce blog depuis les premiers jours, et même depuis l’avant-veille du soulèvement. Ces extraits forment un récit qui raconte les raisons du soulèvement, son évolution, ses dérives, et son potentiel à véritablement transformer le Liban.

15 octobre 2019: Le Liban ravagé par les incendies de forêts 

Aujourd’hui a démontré trois choses: 
- Que la classe politique est indigne de gouverner ce pays et qu’elle n’a aucune réponse à rien. Que la seule solution est la démission de ce gouvernement honni et la formation au plus vite d’une équipe réduite, formée d’individus intègres et compétents (il y en beaucoup), qui auront pour seule mission le sauvetage urgent du Liban. 
- Que les Libanais sont un peuple (oui, un peuple) formidable quand ils le veulent. À part quelques décérébrés et quelques crapules partisanes qui ont déclaré que ceux qui ont exprimé leur colère, leur tristesse ou tout simplement leur opinion méritent de périr dans les flammes, les Libanais ont été remarquables. L’extraordinaire solidarité envers les personnes et les familles touchées par le désastre, le courage des citoyens (oui, des citoyens) qui ont combattu le feu au péril de leur vie, le sentiment quasi unanime de vivre ensemble une tragédie nationale (oui, nationale), donnent beaucoup d’espoir dans l’avenir du pays. 
- Que malgré tout, la Providence ne nous a pas encore oublié. 

16 octobre 2019: la veille du soulèvement 

La Nature, la Providence, appelez ça comme vous voulez selon vos croyances ou votre foi, nous a envoyé un message. Un message que nous aurions tort d’ignorer. 
Les coïncidences de ces derniers jours sont troublantes, déconcertantes, même pour les plus cartésiens d’entre nous. 
Que s’est-il passé? Nous sommes en octobre et l’automne est bien installé malgré le beau temps qui persiste. Soudain, une vague de chaleur étouffante, quelques feux de forêts, relativement communs pour un été qui a l’habitude de s’éterniser, puis des vents violents sans précédent. Les feux se sont rapidement propagés, se transformant en incendies gigantesques qui dévorent tout sur leur passage. 
Ces incendies, véritable désastre national, ont montré à tous, sans l’ombre d’un doute (à part à quelques partisans fanatiques, des cas désespérés et désespérants), à quel point notre classe politique et le système qui lui a permis d’exister et de s’épanouir étaient néfastes pour le pays. Mais aussi de quoi nous étions capables quand nous sommes unis. 
Quand cette double réalité devint évidente, incontestable, irréfutable, les vents ont arrêté de souffler et la première pluie est venue aider à éteindre la fournaise. 
Comme si tout ça avait eu lieu pour nous ouvrir enfin les yeux. Pour nous mettre face à nos responsabilités. Chacun peut lire ce message providentiel comme bon lui semble et en déduire l’interprétation qui lui convient. Voici la mienne: 
Vous priez pour que votre vie s’améliore, pour que votre quotidien ne soit plus fait d’humiliations sans cesse renouvelées, pour que votre pays ne soit plus ce piège dont vous et vos enfants cherchez à vous échapper? Très bien. Regardez et comprenez maintenant pourquoi vos prières sont vaines. Regardez et comprenez quel est ce mal qui empêche tout espoir d’une vie meilleure. Regardez et comprenez que résorber ce mal est entre vos mains. Parce que c’est vous qui l’avez créé, c’est vous qui l’avez nourri, c’est vous qui continuez à le laisser faire. Regardez et comprenez que l’union de vos efforts est une force formidable. Vous avez vu, vous avez compris? À vous d’agir maintenant. 
Mais attention, agir ne veux pas dire s’agiter. C’est parce que nous nous sommes toujours agités au lieu d’agir, que nous avons toujours été dans l’immédiat, toujours cherché la solution miracle, le maintenant tout de suite, que nous en sommes là aujourd’hui. L’agitation, l’immédiat, la solution miracle, le maintenant tout de suite, ne mènent jamais nulle part. 
Un mal qui s’est développé pendant des décennies ne se résorbe pas en un seul jour. Il faut y travailler patiemment, intelligemment, et surtout ensemble. 
Sommes-nous prêts à faire cet effort commun ou préférons-nous dépérir chacun de notre côté, en attendant une nouvelle tragédie, un nouveau désastre qui emportera tout et nous emportera tous? 

17 octobre 2019: Les Libanais descendent dans la rue 

Le discours est partout le même, dans toutes les régions: nous sommes libanais, ni chrétiens ni musulmans, ni chiites ni sunnites, ni druzes ni maronites, nous sommes libanais. 
Partout, dans toutes les régions, la même colère, le même cri: démissionnez, partez, allez-vous-en. 
Les zou3ama sont fustigés dans leurs propres fiefs. Le mur de la peur s'est brisé. Les lignes rouges sont tombées. 
Ce soir, un peuple est né. 

20 octobre 2019: Et maintenant? 

Chacun a ses têtes de turc. Chacun voudrait se payer tel ou tel dirigeant, tel ou tel politicien. Mais on n’en est plus là aujourd’hui. Ce n’est plus un problème de personnes. C’est un problème de système. Et ce système ne fonctionne pas. 
Hérité de l’accord de Taëf, signé en 1989 par des députés sans aucune légitimité qui ont maintes fois autoprorogé leur mandat, conçu hors des frontières du Liban pour que le pays ne puisse être dirigé sans une tutelle étrangère, le système actuel a fait son temps. 
Il faut être aveugle pour ne pas comprendre qu’un jeu de chaises musicales au sein du gouvernement ne servira à rien. Et que face aux mêmes problèmes, on obtiendra toujours, à peu de choses près, les mêmes résultats si un changement en profondeur n’a pas lieu. 
Idem pour les élections anticipées que demandent certains. Si les corrompus ne sont pas jugés et condamnés, si de nouveaux mouvements politiques n’ont pas le temps de se former et se structurer, le prochain parlement sera le frère jumeau du parlement actuel. Et cette classe politique que nous conspuons aujourd’hui reviendra aux affaires comme si rien ne s’était passé. 
Changer de système n’est pas une mince affaire. Surtout dans un pays si longtemps divisé en tribus confessionnelles et en castes socio-culturelles. Il a trop longtemps été dirigé par des mafias déguisées en partis politiques et par des partis politiques d’un affairisme et d’un amateurisme sans nom, pour pouvoir se transformer du jour au lendemain en vraie démocratie représentative. 
C’est pourquoi, après la démission tôt ou tard du gouvernement, une période transitoire est indispensable pour que puisse avoir lieu l’Assemblée Constituante (Mou2tamar Ta2sisé) qui définira la gouvernance du Liban de demain. 
Un gouvernement réduit, composées de femmes et d’hommes intègres et compétents n’appartenant pas à la classe politique, aura la charge de cette période transitoire. Et devra, outre l’organisation de la Constituante, gérer la crise socio-économique actuelle pour éviter l’effondrement total du pays. 
Aujourd’hui, nous sommes d’accord sur ce que nous ne voulons plus. Mais sommes-nous d’accord sur ce que nous voulons? Rien n’est moins sûr. Ces derniers jours, un peuple est né, une nation est née. Mais c’est fragile un nouveau-né. Nous avons le devoir de le protéger et le mener à bon port comme nous ferions avec notre propre enfant. 

28 octobre 2019: Critique constructive 

Au 12ème jour du soulèvement, le temps d’une critique constructive est venu, pour mieux continuer. 
Deux erreurs importantes ont eu lieu, qui ont beaucoup nuit au soulèvement et qui devraient, à mon sens, être corrigées au plus vite si on veut lui donner un second souffle. 
La multitude a fait preuve d’une grande maturité depuis le premier soir, et ce qu’elle a accompli est remarquable. 
Par contre, les principaux groupes (partis ou mouvements politiques, groupements de la société civile, etc.) qui font partie du soulèvement, mais qui existaient déjà avant le 17 octobre, n’ont pas joué le rôle qui était naturellement le leur. 
Ils se sont regrettablement conduits comme la classe politique. Chacun était convaincu d’avoir la meilleure solution, et chacun a fait de son mieux pour promouvoir cette solution de son côté. 
Alors que la priorité n’était pas de savoir qui a plus raison que l’autre, quelle feuille de route est plus pertinente que l’autre, mais de présenter un front commun, pour le bien du soulèvement. 
Constitués en front commun, ces groupes relativement bien organisés pouvaient offrir à la multitude un début de représentation, et créer une dynamique qui aurait encouragé les manifestants à se regrouper et à choisir leurs propres représentants. 
C’est une opportunité manquée qui peut être rattrapée s’il existe une réelle volonté de travailler pour le bien du soulèvement et non pour ses intérêts propres, en vue d’élections anticipées (que la plupart réclament à cor et à cri). 
La seconde erreur est, pour beaucoup de militants du soulèvement sur les réseaux sociaux et parfois sur le terrain, d’avoir remplacé le za3im par la thawra. C’est-à-dire le même suivisme, le même refus de tout questionnement, le même rejet de toute critique.  
Alors que le soulèvement est fondamentalement, en lui-même, un questionnement, une critique et une cassure avec le suivisme. 
On a crié révolution sans vouloir se révolutionner soi-même. On veut le changement sans soi-même changer. On exige des autres ce qu’on refuse soi-même de faire. 
Aujourd’hui, après 12 jours, les individus devraient désormais faire preuve de la même maturité que la multitude. Cette multitude exemplaire sans laquelle rien ne serait arrivé. 

3 novembre 2019: Au hasard d’une rencontre 

J’ai quitté le centre-ville de Beyrouth pour renter écrire. Les amis avec qui j’étais m’ont engueulé. Comment pouvais-je m’en aller alors que les places des Martyrs et Riad el-Solh grouillaient de monde et que l’effervescence était à son comble? Mais je voulais absolument rédiger une analyse des évènements de la journée: la manifestation du CPL, les discours de Bassil et du président, et les rassemblements populaires partout au Liban. 
Je ne ferai rien de tout ça. 
Je voulais rentrer à pied mais la fatigue a pris le dessus. Je me suis donc offert le luxe d’un taxi. Durant le trajet, le chauffeur et moi avons évoqué la situation dans le pays, les manifestations des uns et des autres, bref, les sujets qui occupent tous les esprits depuis 18 jours. 
Coincé dans un embouteillage, il s’est mis à me raconter son histoire. Son fils qui a besoin d’un nouveau pantalon parce que l’ancien était usé par le temps, mais qu’il ne pouvait lui offrir. De sa condition médicale et du médicament dont il a urgemment besoin, mais qu’il n’a pas les moyens de s’acheter malgré son coût très modeste. 
Puis soudain il s’est mis à pleurer. Soudain, toute l’humiliation qui fait son quotidien s’est déversée en larmes silencieuses. Il s’est excusé. Désolé monsieur c’est plus fort que moi, me dit-il, la voix nouée par cette douleur qu’il retient au fond de lui, et que le hasard d’une rencontre a fait remonter à la surface. 
Je ne savais quoi dire. Je ne savais que faire. Mes larmes ont coulé et ont accompagné les siennes. 
C’est pour cet homme que je me bats. C’est pour tous les autres, hommes et femmes, qui comme lui n’ont plus rien d’autre que les humiliations, les vexations, les frustrations, que nous descendons tous les jours dans la rue. Que personne ne vienne me dire que je perds mon temps. 
Que personne ne vienne nous dire que notre soulèvement ne sert à rien. Que des ambassades sont à l’œuvre. Que les zou3ama sont là pour rester. Que l’injustice est une réalité immuable. 
Rien n’est immuable. Sauf l’idée que ce pays doit changer. Fondamentalement. Profondément. Pour que plus jamais un père ne pleure devant un inconnu parce que certains ont tout pillé. Sans se soucier de lui, de moi, de vous, de nous tous. 

18 novembre 2019: Dérives dangereuses 

On assiste depuis quelques jours, dans tous les camps, à une hystérisation très dangereuse du discours politique et à une perte progressive du bon sens le plus élémentaire. 
La multitude qui EST le soulèvement, et qui a été jusqu’à maintenant la gardienne de la raison et du bon sens, a regagné peu à peu ses foyers et voit son soulèvement partir à la dérive. 
La rhétorique des partis politiques au pouvoir et dans l’opposition évolue chaque jour vers une rhétorique de guerre. Et celle de "la rue", c’est-à-dire des petits groupes d’individus qui se permettent de parler au nom du peuple alors qu’ils n’en représentent qu’une infime partie, est devenue d’une agressivité irrationnelle jamais égalée depuis le 17 octobre. 
Tous, par contre, semblent être d'accord pour écarter le sujet principal du débat public (si on peut appeler débat la cacophonie de cris et d’accusations réciproques): l’extrême gravité de la crise économique et sociale, et l’extrême urgence de mettre en place une équipe capable de la gérer et d’en réduire les conséquences désastreuses sur l’ensemble de la société. 
Si nous ne nous ressaisissons pas rapidement, si nous laissons nos ego prendre le dessus en dépit de tout bon sens, si nous continuons à hurler contre tout et n’importe quoi sans revenir aux fondamentaux du soulèvement et à la maturité de la multitude qui en forme la colonne vertébrale, il ne faudra pas venir pleureur quand auront lieu l’effondrement total de l’économie et la désagrégation du tissu sociétal libanais. 
Parce que ce jour-là nous serons tous coupables. Les uns pour y avoir activement participé, les autres pour avoir laissé faire. 

22 novembre 2019: Independence Day 

Le plus remarquable aujourd’hui n’était pas la formidable parade populaire. Ni le nombre impressionnant de Libanais au centre-ville. Le plus remarquable était ce qu’on pouvait voir dans le regard des gens. 
Leur regard brillait de fierté, de bonheur. 
Non pas parce qu’ils sont inconscients de la crise économique et de ses conséquences. Bien au contraire. Ils les vivent tous les jours, ces conséquences. Ils en perdent le sommeil. Leur lendemain, comme celui de leurs enfants – s’ils en ont, est aussi incertain qu’il ne l’était pendant la guerre. Chaque jour apporte son lot d’inquiétudes nouvelles, de peurs anciennes ou d’angoisses inattendues. 
C’est malgré tout ça qu’ils étaient fiers, qu’ils étaient heureux. Parce que c’est la première fois de leur histoire, collective et individuelle, qu’ils ont véritablement pris possession de leur pays et de son destin. 
Ils ne sont plus les habitants de "hal balad" que le hasard a fait naître ici. Ils sont désormais les citoyens assumés et responsables du Liban. 

9 décembre 2019: Un soulèvement pluriel 

Il y a une fâcheuse tendance chez certains de s’ériger en inquisiteurs et de prononcer des anathèmes contre tel ou tel parce qu’il aurait été aouniste ou 14marsiste ou 8marsiste ou communiste ou néocapitaliste ou je ne sais quoi encore. 
Ces égocentriques croient que tout le soulèvement est à leur image. Alors ils s’improvisent petits Savonarole du dimanche et brûlent sur des bûchers virtuels toutes celles et ceux qui ne sont pas d’accord avec leur opinion du moment. 
À moins d’être né il y a peu, tous les Libanais ont été de tel ou tel bord, ceci ou cela, à un moment ou à un autre. Certains ont été ceci puis cela, puis autre chose, ou plus rien du tout. 
Beaucoup étaient à Baadba en 89-90, ont voté "zay ma hiyyé" après 2005, et sont maintenant des révolutionnaires convaincus. De nombreux autres ont été Kataeb, puis FL, puis haririens, avant de battre le pavé de la "thawra". On croise aussi, qui manifestent ensemble, des marxistes-léninistes devenus adeptes du Hezb, et des nassériens, chantres du nationalisme arabe, reconvertis en mondialistes néolibéraux. 
Certains ont eu une conscience politique précoce, pendant l’adolescence, ou tardive, après la cinquantaine, ou saisonnière, c’est-à-dire dépendant des évènements qui se déroulaient dans le pays. Mais tous, en empruntant des chemins différents, souvent opposés, sont arrivés à la même destination: le 17 octobre. 
Tous forment ensemble le soulèvement. II y a des gens de gauche et des gens de droite, il y a des croyants et des athées, il y en a qui sont attachés à leur confession et d’autre qui s’en moquent éperdument, il y a des riches et des démunis, il y a des classes moyennes et des classes plus si moyennes, des qui regardent vers l’Ouest et des qui regardent vers l’Est. 
Il y a absolument de tout. C’est ça qui fait la force du soulèvement. S’il n’était que d’une seule couleur, il aurait été facilement et rapidement défait. Rien de plus simple que de monter la majorité de la population contre un groupe donné, aussi important soit-il. Par contre, comment vaincre un mouvement populaire quand toute la population, dans toute sa diversité et toutes ses contradictions, est représentée dans la rue? 
Il ne faut pas s’y tromper, c’est bien la composition hétérogène du soulèvement qui le rend si incontournable, et en fait aujourd’hui la principale force politique du pays. 

13 décembre 2019: La réalité 

La réalité est qu’aucun des partis politico-confessionnels n’a encore vraiment compris le changement profond qui a eu lieu au Liban depuis le 17 octobre. 
La réalité est que la classe politique continue ses petits calculs d’épicier, les mêmes calculs qui ont mené le pays au naufrage. 
La réalité est que la cacophonie qui règne dans la rue et sur les réseaux sociaux, en partie volontairement entretenue par certains, n’est pas à l’avantage du soulèvement. 
La réalité est que les télés continuent, à quelques exceptions près, à favoriser les mêmes discours creux qui se répètent inlassablement depuis bientôt deux mois, et à distiller une ambiance de sinistrose qui, au lieu de donner espoir aux Libanais en mettant en valeur les projets et les raisonnements construits, les plonge dans un désespoir de plus en plus profond. 
La réalité est que le soulèvement est véritablement la seule planche de salut pour le Liban et les Libanais, à condition qu’il se fédère autour d’objectifs communs et d’une stratégie commune. 

10 janvier 2020: Terrible constat 

Nous vivions mieux pendant la guerre. 
Cette phrase terrible, on l’entend désormais partout au Liban. 
Elle révèle l’échec abyssal de la politique économique d’après-guerre. Une politique qui a institutionnalisé la corruption. Qui a détruit le peu de services publics qui existaient. Qui a ruiné la production et l’agriculture locales. Qui a transformé les enfants du Liban en produits qu’on exporte pour qu’ils envoient des devises au pays. 
Cette politique a transformé la République en "super night-club" géant, où tout est à vendre, la terre, la mer, les hommes et les femmes. Et a transformé un peuple déchiré, décimé, par quinze ans de guerres et d’occupations étrangères, en serviteurs d’une caste sans scrupules et sans principes. 
C’est avant tout cette politique économique qu’il faut changer, fondamentalement, pour espérer un jour devenir véritablement la nation formidable, étonnante, qui s’est découverte un certain 17 octobre et qui continue courageusement à se construire, pierre après pierre, malgré les obstacles, les dérives, les déceptions, et la caste sans scrupules et sans principes qui refuse de lâcher prise, quitte à couler le pays. 
Si la première étape du soulèvement a réussi (le pays ne pourra plus jamais être gouverné comme il le fut de 1992 jusqu’au 17 octobre 2019), la seconde étape doit le voir se transformer en révolution. 
Cette révolution, loin des slogans faciles et des démagogies, se traduira avant toute chose par une transformation structurelle de l’économie libanaise. Le pays rentier et exportateur de sa force de travail doit devenir un pays productif où sa force de travail est au service de son peuple. 
Les Libanais ont brillé partout où ils ont été. Imaginez s’ils se mettaient à briller ici. Imaginez la lumière qui émanerait du pays. Imaginez le rayonnement du Liban. 
Cette transformation, pour réussir, devra être immanquablement accompagnée par un processus judiciaire qui nettoiera progressivement le pays de ses corrupteurs et de ses corrompus. 
Notre bataille pour ce début d’année, la voilà. Elle n’est pas politique, au sens politicien du terme. Elle ne se jouera pas sur tel ou tel nom à tel ou tel ministère, ni sur telle ou telle personne élue députée de telle ou telle région. Elle se jouera sur un terrain pour l’instant vierge. Là où nulle vraie bataille n’a eu lieu, où jamais ne fut vraiment contestée la direction suivie jusqu’à aujourd’hui. 
Ce terrain sera celui de la vision économique pour l’avenir du Liban et des Libanais. 
Mais aussi, et en parallèle, dans les tribunaux où devront comparaître toutes celles et ceux qui nous ont mené au naufrage. 

20 janvier 2020: Réveillons-nous! 

À écouter les uns et les autres à la télé, à lire ce qui se poste et se partage sur les réseaux sociaux, on se rend compte que presque personne ne réalise vraiment la gravité de l’état économique véritable du pays et sa très rapide dégradation. 
Les politiciens se disputent encore un fromage qui a dépassé depuis longtemps sa date limite de consommation. Leurs partisans s’émeuvent de violences qui ne font que commencer et qui iront en s’aggravant. Des personnes bien intentionnées ainsi que des démagogues opportunistes veulent des élections anticipées dans les plus brefs délais, c’est-à-dire 6 mois, comme si dans 6 mois il sera possible d’organiser des élections dans un pays à l’économie effondrée, en proie au chaos le plus total. 
Beaucoup pensent qu’une injection de quelques milliards de dollars venus d’on ne sait où suffira à redresser la barre et éviter le naufrage, alors que cet argent sera immédiatement englouti par la dette. D’autres affirment que si on ramenait l’argent volé, tout s’arrangerait, comme si cet argent se trouvait dans un coffre quelque part, et qu’on le découvrira bientôt comme on découvre un trésor dans un roman de pirates. D’autres encore imaginent que si les vilains politiciens étaient écartés du pouvoir et remplacés par de gentils révolutionnaires, des licornes bondiraient soudain sous des arcs-en-ciel magiques. 
L’effondrement économique et social (le fameux inhiyar dont tout le monde parle) n’est plus un horizon menaçant. Il a déjà commencé. Et il va être très difficile à arrêter. 
Difficile mais pas impossible. 
C’est pour cette raison que nous devons mettre nos désaccords de côté, aussi profonds soient-ils, et œuvrer ensemble à la SEULE chose dont le Liban a besoin aujourd’hui: un gouvernement transitoire réduit aux pouvoirs exceptionnels, c’est-à-dire législatifs, composé uniquement de personnes à même de gérer cet effondrement, à limiter ses dégâts sur la population, et à progressivement remettre l’économie à flot. 
Après, nous pourrons parler d’élections. Après, nous pourrons débattre d’une nouvelle constitution. Après, nous pourrons confronter nos différentes visions du Liban. Après, nous pourrons reprendre nos éternelles disputes sur le sexe des anges et la couleur de leur halo. 
Si nous ne nous réveillons pas, si nous continuons à nier la gravité et la dangerosité de la situation actuelle, si nous continuons à refuser de voir que le tissu sociétal libanais menace de s’effilocher, si nous insistons à avoir raison chacun dans son coin, prisonnier de ses certitudes et de son ego, alors ce Liban que nous prétendons tous aimer cessera d’exister. 
Et nous n’aurons personne d’autre à blâmer que nous-mêmes. 

26 janvier 2020: Une thawra dans la thawra 

Depuis le début soulèvement, le 17 octobre de l’année dernière, tout un tas de gens et d’organisations politiques et médiatiques ont mis leur plus beau déguisement révolutionnaire et ont surfé sur la colère populaire. 
Parmi ceux-là, on trouve en vrac: des hommes et des femmes d’affaire à la fortune douteuse, des organisations non-gouvernementales généreusement subventionnées par des pays étrangers (dont les statuts leur interdit pourtant de se mêler de politique), des opportunistes ayant échoué aux dernières élections qui pensent avoir trouvé le bon filon pour satisfaire leurs ambitions personnelles, des partis politiques qui ont participé au pouvoir depuis 1992 pour certains et depuis 2005 pour d’autres, des contestataires professionnels qui ne semblent étrangement pas souffrir de l’appauvrissement généralisé et dont les ressources financières semblent avoir curieusement augmentées depuis le 17 octobre, des médias dont la corruption n’est plus un secret pour personne, et des démagogues en tout genre qui hantent régulièrement les plateaux de ces médias corrompus pour y dénoncer la corruption! 
Ces sangsues n’ont que faire du peuple, de sa colère et de ses revendications. Sitôt arrivés à leurs fins, ils le traiteront avec le même mépris que la classe politique. 
N’ont-ils pas tous, sans exception, et avec une constance obscène, refusé depuis des années de lutter contre la pauvreté au Liban? 
Ne sont-ils pas tous, d’une façon ou d’une autre, les complices d’un système bancaire qui a grandement participé à la ruine de l’économie, à l’appauvrissement des Libanais et à l’effondrement auquel nous assistons aujourd’hui? 
Ne refusent-ils pas tous publiquement, avec un entêtement déconcertant, toute proposition de s’organiser et de choisir des représentants du soulèvement, alors qu’ils s’organisent secrètement entre eux et prennent des décisions sans consulter qui que soit en dehors de leur petit cénacle? 
Ne couvrent-ils pas, par leur silence, les organisateurs des violences qui dénaturent et trahissent l’esprit du 17 octobre, et tentent de mener le pays vers le chaos. Et par ce même silence, ne sont-ils pas les complices de ces fomenteurs de chaos? 
Le regretté Samir Kassir, qui manque cruellement aujourd’hui, évoquait en 2005 une intifada dans l’intifada. Si celle-ci avait eu lieu, nous n’aurions peut-être pas laissé les sangsues d’alors piller pendant 15 ans ce qui restait de l’argent public. 
Pour que la révolution libanaise réussisse, sauve le pays et son peuple d’un effondrement socio-économique qui s’aggrave chaque jour un peu plus, et puisse changer fondamentalement le système mafieux qui régit le Liban depuis trop longtemps en démocratie véritable, il est devenu indispensable de faire une thawra dans la thawra
Pour enfin détrôner, au même titre que la classe politique corrompue, les sangsues de la révolution. 

4 février 2020: La noblesse véritable 

On peut penser ce qu’on veut de la thawra. On peut être pour. On peut être contre. Mais on ne peut, à moins d’être les pires des hypocrites, qu’éprouver le plus grand respect pour ces jeunes femmes et ces jeunes hommes qui descendent inlassablement dans la rue depuis plus de trois mois pour dire haut et fort: je ne veux pas m’en aller, je veux rester ici, je veux travailler ici, je veux fonder une famille ici, je veux vieillir ici, je veux voir mes enfants grandir ici, aller à l’école ici, s’épanouir ici. 
C’est pour que cet ici soit à la hauteur de leur volonté qu’ils descendent dans la rue. Pour que cet ici ne soit plus cet endroit qu’il faut fuir à tout prix pour pouvoir s’imaginer un avenir. 
Et qu’importe s’ils se trompent parfois, s’ils trébuchent ou s’égarent un peu, leur combat est le plus juste, le plus légitime qui soit. Qui d’entre nous ne s’est pas trompé, n’a pas trébuché, ne s’est pas égaré? 
La noblesse, la véritable noblesse, celle qui émane de l’être et non pas celle qui se transmet en héritage, se trouve aujourd’hui dans les rues du Liban. Dans le regard et dans la voix de ces Libanaises et ces Libanais qui font honneur à notre pays et à nous tous. 

19 février 2020: Power to the people 

Nous devons nous rendre à l’évidence, il ne s’agit plus de débusquer la corruption au sein de l’appareil de l’État, mais de trouver ce qui reste de l’État dans l’appareil de corruption. 
Idem pour les institutions privées, des banques aux médias, en passant par tout un cheptel d’entreprises commerciales, grandes et moyennes. La corruption a tout gangrené, presque tout dévoré et digéré. 
Face à cette réalité, nous pourrions croire que le Liban est en phase terminale. Que rien ne peut plus être fait pour le sauver. Et qu’il ne nous reste que les cris de colère et de désespoir que nous poussons encore dans la rue, avant que la répression ne s’abatte sur nous. 
Mais rien n’est plus faux. 
Depuis le 17 octobre, depuis que le peuple s’est soulevé, la corruption qui a besoin de la soumission populaire pour prospérer, pour respirer et continuer à exister, a perdu son oxygène. Elle est aujourd’hui sous perfusion, agonisante. 
Tel un animal blessé, elle se débat et sort ses crocs et ses griffes. Elle frappe comme elle peut, mais son pouvoir, citadelle jadis imprenable, n’est plus qu’un château de cartes. 
Le Liban n’est pas mourant, il est en train de renaître. Malheureusement, cette renaissance, très lente, se fait dans la douleur, les larmes et parfois le sang. 
Cette renaissance nous pouvons l’accélérer et en diminuer la peine. 
Pour cela, nous devons simplement le décider. 
Décider d’arrêter de perdre du temps en démagogies faciles, ranger nos ego bêtement démesurés, et nous mettre enfin au travail. Réunir toutes les Libanaises et les Libanais de bonne volonté, et laisser au bord de la route les vendeurs de tapis de toutes sortes, politiciens de métier et démagogues amateurs. 
Le peuple du 17 octobre, au contraire des partis, des groupes et des officines, a prouvé sa maturité. Son soulèvement a étonné le monde. On le croyait barbare et violent. Il s’est révélé civilisé et solidaire, doué d’un civisme remarquable. 
C’est à lui que doit être confié le pouvoir. 
Power to the people n’est pas un slogan. C’est un projet. Un projet concret. Qui n’attend que nous, qui n’attend que vous, pour se réaliser. Qu’attendez-vous, qu’attendons-nous, pour commencer?

© Claude El Khal, 2020