L’été meurtrier et l’automne des désillusions

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L’été a été meurtrier. Pour notre pouvoir d’achat. Pour nos droits les plus élémentaires. Pour notre dignité, non seulement de citoyennes et de citoyens – si ces mots ont encore un sens dans le Liban d’aujourd’hui, mais aussi et surtout d’êtres humains. Au printemps, l’effondrement qui avait ravagé l’économie semblait stagner. Mais c’était une accalmie passagère. Il a repris de la vigueur aux premiers jours de l’été, dévastant tout sur son passage. Le peu de solidarité qui existait encore a progressivement cédé la place à une jungle sans merci, que même les plus sauvages des bêtes auraient renié et déserté. Puis, avec l’automne, les espoirs d’un avenir quelconque, pas forcément radieux, mais moins pire que le jour d’hier, se sont écrasés les uns après les autres comme autant de feuilles mortes sur le bitume. Les Libanais appauvris, humiliés, abandonnés à eux-mêmes, n’ont rien trouvé de mieux à faire que de s’exciter à nouveau les uns contre les autres et à vouloir en découdre, non pas avec la caste dirigeante qui les écrase, mais avec d’autres eux-mêmes. Tels ces quadrupèdes domestiques qui se battent contre leur reflet dans un miroir sous le regard amusé de leurs maîtres.

Les billets ci-dessous, publiés sur les réseaux sociaux entre juin et la mi-octobre, offrent, je l’espère, une image assez fidèle de cette période aussi tragique que lamentable. De l’été meurtrier à l’automne des désillusions, avant que ne vienne, si rien n’est fait pour l’arrêter, l’hiver de toutes les désolations.

12 juin: Profession de foi

Je suis l’étudiant qui ne peut plus payer ses études, au Liban ou à l’étranger. Je suis le père de famille qui n’arrive plus à nourrir ses enfants. Je suis l’enfant qui n’a plus de lait. Je suis la mère qui pleure en secret les rêves brisés de ses filles et de ses fils. Je suis le fils qui regarde impuissant sa mère pleurer. Je suis la fille qui devine les larmes ravalées de son père. Je suis le chauffeur de taxi qu’on humilie aux stations d’essence. Je suis le petit commerçant qui ferme boutique. Je suis l’épargnant dont on a volé l’épargne. Je suis le déposant à qui on refuse son argent. Je suis l’employé qu’on licencie après tant d’années. Je suis l’employeur qui voit s’envoler le fruit de son labeur. Je suis celles et je suis ceux qui hantent les allées des supermarchés, les poches vides et le cœur plein. Je suis chaque Libanaise, chaque Libanais qui a faim. Chaque Libanaise et chaque Libanais qui souffrent aux portes des hôpitaux. Je suis du nord, du sud, de l’est et de l’ouest du pays. Je suis de chaque ville et de chaque village, de chaque montagne et de chaque vallée. Je suis le peuple tout entier. Je suis sa générosité qui n’a plus les moyens de s’exprimer. Je suis son talent qu’on méprise et qu’on tue. Je suis sa fierté qu’on piétine. Je suis sa dignité qu’on écrase. Je suis vous et vous êtes moi. Nous sommes la colère qui se lit dans les regards. Nous sommes la rage qui va bientôt jaillir et se déverser. Nous sommes l’humanité qui va reprendre ses droits.

24 juin: Quand il n’y a plus rien

Ce n’est pas de la résilience. Ni de la soumission. Ce n’est pas non plus de l’habitude ou de l’acclimatation. Pas plus qu’un syndrome de Stockholm. C’est autre chose. Quelque chose de plus basique. De plus primal. C’est de la survie. Quand tout, absolument tout, devient hostile. Quand rien, absolument rien, n’est plus garanti. Quand les besoins les plus simples deviennent un luxe inaccessible. Quand tous les droits sont bafoués. Quand l’État n’existe plus. Ou juste pour discourir et réprimer. Quand l’espoir de quoi que ce soit est remplacé par la peur d’un lendemain encore pire. Quand tout est menace, danger et incertitude. Quand tout est mensonge, arnaque et faux-semblant. Quand tout est un combat pour simplement exister. Pour manger. Pour boire. Pour se soigner. Quand la civilisation n’est plus qu’un décor à l’abandon. Quand la société n’est plus qu’une nébuleuse de groupements disparates. Quand le chacun pour soi devient la norme. Alors aucune idéologie, aucune religion, aucun discours, n’y peut rien changer. Pas plus qu’un replâtrage de façade ou un changement de tête sur les affiches. Quand il n’y a plus rien, il faut tout réinventer. Mais avant tout il faut se réinventer soi-même. Chacune et chacun. Personne ne viendra nous sauver si nous ne décidons pas de nous sauver nous-même. Notre passé nous a été réécrit. Notre présent nous a été volé. Il est temps de nous réapproprier notre avenir.

12 aout: La destruction d’un peuple

Dès que la levée des subventions sur les hydrocarbures va entrer en vigueur, le nombre de Libanais vivant sous le seuil de pauvreté va instantanément s’envoler. Proportionnellement, et tout aussi soudainement, ce qui reste de la classe moyenne va sombrer dans la pauvreté. 
L’appauvrissement quasi total des Libanais, pensé, programmé et exécuté par les diverses branches de la caste dirigeante (les pouvoirs exécutif et législatif, les cartels bancaire, pharmaceutique et alimentaire, les mafias des hydrocarbures, les partis confessionnels) sera achevé. Les Libanais, selon cette caste, écrasés par le quotidien, vidés de toute volonté de se révolter, puis achetés à moindre frais, seront fin prêts à accepter n’importe quelle solution qui leur sera imposée. Et s’ils résistent encore, les incidents sécuritaires à caractère confessionnel vont se multiplier, jusqu’à ce que le peuple qui dit encore non, lève les bras et se soumette. 
Ce qui se passe aujourd’hui au Liban est sans précédent dans l’Histoire. On ne détruit pas un pays, comme dans une guerre conventionnelle, on détruit un peuple. On le détruit de l’intérieur. On le soumet de la plus abjecte façon. En le brisant, petit à petit, pour qu’il n’en reste que des fantômes hagards, dénués de volonté et de dignité, qui acquiescent à tout ce qu’on leur dit et acceptent tout ce qu’on leur fait. C’est à dire en les déshumanisant. 
Déshumaniser un peuple pour mieux continuer à le piller, voilà la réalité du Liban d’aujourd’hui. Une réalité qui n’est pas forcément une fatalité. À condition de la reconnaître telle qu’elle est pour mieux la combattre. Sans tomber dans le piège des innombrables polémiques que la caste va nous servir à profusion.

18 aout: Les nations n’ont pas de sentiments

Un pays ami, ça n’existe pas. Les nations n’ont ni amitiés ni inimitiés. Les nations n’ont pas de sentiments. Uniquement des intérêts. Économiques, stratégiques, politiques, géopolitiques, militaires, financiers… Les gouvernements des nations, pour berner les peuples et cacher leurs véritables intentions, inventent des amis et des ennemis. Ceux qu’on aime et qui nous aiment, qu’on se doit de sauver. Ceux qui nous haïssent et qui nous forcent à les combattre, qu’on se voit contraint de détruire. On farde d’émotions factices les véritables intentions pour les rendre plus acceptables aux yeux des peuples, d’ordinaire friands de romances, de bruits et de fureurs. On saupoudre de sucre lacrymal les projets les plus funestes. Le cynisme gouverne le monde. Derrière les fictions que nous sert une propagande savamment déguisée en information, il n’y a rien d’autre que l’unique volonté de servir ses propres intérêts. C’est pour ça qu’au Liban, terre d’émotion par excellence, il est urgent de cesser d’être trompé par nos désirs ou nos fantasmes. Cesser de voir en tel ou tel pays, en tel ou tel gouvernement, en tel ou tel monarque, chef d’État ou régime, un ami généreux et compatissant qui veut nous sauver ou un salaud qui veut nous écraser pour satisfaire son bon plaisir. Il est urgent de baser toute réflexion et toute action qui en découle sur un seul axiome, une seule constante: l’intérêt du pays et des hommes, des femmes et des enfants qui y vivent. Tout le reste, les beaux discours, les grandes envolées, les promesses sirupeuses, ne sont qu’une immense perte de temps. Un temps que nous n’avons plus. Depuis déjà bien longtemps.

13 octobre: la guerre du Liban ne s’est jamais arrêtée

Le 13 octobre. L’Histoire a retenu plusieurs événements liés à ce jour d’automne. Elle nous dit que c’est un 13 octobre que Néron est devenu empereur de Rome, que c’est un 13 octobre que les Templiers ont été arrêtés sur ordre du roi Philippe Le Bel, et que c’est un 13 octobre que la guerre du Liban a pris fin. 
Mais l’Histoire se trompe. Si Néron est bien devenu un César de triste mémoire, si l’Ordre des Templiers a bien été dissous, ses membres arrêtés puis massacrés, la guerre du Liban ne s’est pas arrêtée ce terrible 13 octobre 1990. 
Elle a continué longtemps après ce jour maudit. Elle a pris plusieurs visages, changé de forme et de masque, et dure encore jusqu’à ce jour. Les affairistes ont remplacé les francs-tireurs, et au lieu des mitrailles et des bombes, il y eut l’endettement du pays et l’appauvrissement de son peuple. On ne détruisait plus les immeubles mais l’économie. On n’assassinait plus les Libanais aux barrages miliciens, on les affamait, lentement, péniblement. Après avoir tout cassé, le système bancaire, le système hospitalier, le système éducatif, le système judiciaire, le peu de protection sociale qui existait, vint le tour de Beyrouth et de son port d’être oblitérés. Ce qui restait de l’État en 1990 fut vampirisé, puis saccagé, pour finalement n’être même plus l’ombre de ce qu'il a été. Aujourd’hui, encore un 13 octobre, tout est en place pour un nouveau round de "guerre civile". Les couteaux sont tirés, les esprits échaudés et les braises savamment attisées. Il ne reste qu’à allumer la mèche et l’implosion attendue finira de déchirer le tissu sociétal libanais. La raison sera réduite au silence, remplacée par les cris de tous ceux qui, bardés de certitudes, pensent détenir la vérité. La déraison triomphera, et le Liban finira par disparaître. 
C’est uniquement ce jour-là, quand le Liban n'existera plus, que l’Histoire pourra dire que la guerre est vraiment finie. Elle dira aussi que ce pays magnifique, unique au monde, s’est sans doute laissé mourir, lassé par l’infinie bêtise de ses fils et de ses filles qui ont préféré leur égo, leur portefeuille, leurs divisions et leurs chimères à la terre où ils ont eu la chance d’être nés.

15 octobre: La guerre civile au rendez-vous

"Nous ne sommes pas comme votre génération, nous n’avons pas peur de la guerre", m’ont dit un jour de jeunes bravaches qui bloquaient une route à Beyrouth. Quelques jours plus tard, ils s’en allaient pleurer dans les jupes de leur mère parce qu’ils avaient reçu quelques grenades lacrymogènes. 
Qu’auraient-ils fait, eux qui n’ont pas peur de la guerre, si comme notre génération, ils s’étaient pris sur la tête des obus de 240mm et des bombes au phosphore? 
Dans les yeux ignorants de certains, la guerre a des airs romantiques. Ils s’imaginent en Guevara bataillant dans la Sierra, havane au bec, beau comme sur un t-shirt, contre la vilaine soldatesque du vilain dictateur Batista. Mais elle n’a rien de romantique, la guerre. C’est sale, bête et méchant, la guerre. C’est laid, c’est sanglant, c’est monstrueux. Ça n’a rien d’héroïque. C’est des morts, des charniers et des vies brisées. C’est le mal incarné. L’échec absolu de l’humanité. Hier, alors que la guerre se rappelait à nous de la pire façon, on pouvait lire sur les réseaux sociaux, au lieu d’un refus unanime et sans appel, toutes sortes de harangues mortifères et de bravades imbéciles. 
Nous avons été volés, appauvris, humiliés, mais nous sommes toujours prêts à nous entretuer quand ceux-là mêmes qui nous ont spoliés nous en donneront l’ordre. Nous n’avons rien appris, et nous n’apprendrons sans doute jamais. Un jour, après avoir tout cassé, après avoir satisfait nos égos et nos hormones, nous pourrons lire cette épitaphe sur la tombe d’un pays qui s’appelait Liban: "il avait toutes les qualités et n’avait qu’un seul défaut, celui d’être habité."

19 octobre: Reality check

Nous n’avons pas créé notre pays, il a été créé pour nous. C’est la France qui l’a fait après la première guerre mondiale. De ce pays nouvellement créé, nous n’avons voulu que des parts, des portions, des postes honorifiques et des petits pouvoirs plus grands que ceux de nos nouveaux compatriotes. Nous n’avons pas fondé un État, il a été fondé pour nous. C’est encore la France qui l’a fait. Depuis nous avons tout fait pour le vider de sa substance, le diviser entre tribus sectaires, pour finalement le réduire à peau de chagrin. Même quand un certain Fouad Chehab a tenté de le bâtir, nous avons vite fait de le détruire dans les années et les décennies qui ont suivies. Nous n’avons même pas rédigé notre code civil, qui fut copié sur celui de la France. Nous nous sommes cependant empressés de le détourner dès que l’opportunité s'est présentée. 
Nous n’avons pas ouvert nos premières universités, elles ont été ouvertes pour nous. D’abord par les protestants américains qui ont fondé l’American University of Beirut (AUB), puis par les jésuites français qui ont fondé l’Université St Joseph (USJ). Nous n’avons pas non plus construit nos premiers grands centres hospitaliers, ils ont été construits pour nous. Le Medical Center de l’AUB (AUBMC) par les mêmes protestants américains, et l’Hôtel Dieu de France par les mêmes jésuites français. 
Après notre prétendue indépendance, nous avons toujours cherché à dépendre des autres, français, britanniques, américains, égyptiens, syriens, saoudiens, palestiniens, israéliens, russes ou que sais-je encore. Chacun avait, et a toujours, "ses autres" pour tenter de dominer ses compatriotes. Même la musique de notre hymne national aurait été empruntée aux autres, en l’occurrence aux berbères du Maroc actuel et à leur hymne de la République éphémère du Rif amazigh. Quant aux paroles, si nous les avons bien rédigées nous-mêmes, nous n’avons jamais été foutu d’en appliquer la moindre strophe, surtout pas le "Koullouna lil Watan" (tous pour la patrie). Nous avons démontré que le concept de "Koullouna" nous était étranger, et que du "Watan" nous n’avons vu que nos régions confessionnelles, nos quartiers, voire notre rue, forcément ennemie de la rue voisine. Dès qu’une partie d’entre nous réclamait une véritable souveraineté et se battait pour la conquérir, l’autre partie la combattait puis applaudissait quand elle était écrasée dans le sang. 
D’ailleurs pour la plupart, la souveraineté n’est qu’un slogan factice pour refuser une tutelle étrangère quelconque tout en appelant de ses vœux une autre tutelle non moins étrangère. Pour se libérer des uns, on s’offre en prisonniers aux autres. Toujours prêts à servir avec zèle nos maîtres du moment. De cette terre magnifique, millénaire, nous avons fait une immense poubelle. Nous avons tout sali, tout pollué, tout enlaidi, au nom du sacro-saint profit personnel et égoïste. Cette terre, nous l’avons aussi mille fois brûlée. Et nous sommes encore aujourd’hui prêts à recommencer. Toujours aussi volontaires pour casser, toujours aussi enthousiastes pour détruire, toujours aussi passionnés de divisions et de subdivisions. 
Le Liban n’existera vraiment que lorsque tous ses habitants décideront de le construire ensemble, de fonder ensemble un État véritable et de définir ensemble une citoyenneté commune. Mais si Napoléon affirmait qu’impossible n’est pas français, il faut se rendre à l’évidence: ensemble est jusqu’à présent loin d’être libanais.

© Claude El Khal, 2021