Paye ou crève


Paye ou crève, voilà ce que nous disent les marchands en tout genre. Qu’ils soient ministres ou députés, importateurs ou distributeurs, banquiers ou changeurs, directeurs de grande surface ou propriétaires de générateur. La livre libanaise s’écrase face au dollar, les prix flambent, la livre reprend un peu du poil de la bête, les prix continuent de flamber, sans autre raison que la cupidité des uns et, pour les autres, le désir de faire des Libanais des obligés sans aucun recours que le za3im confessionnel. 

Paye ou crève, voilà ce qu’ils nous disent. Pas d’argent pour manger, eh bien ne mangez pas. Pas d’argent pour vous soigner, eh bien souffrez et mourrez en silence. Pas d’argent pour vous éclairer ou vous chauffer, eh bien débrouillez-vous, ce n’est pas notre problème. Quant à votre argent, celui que nous avez confié aux banques, eh bien on vous l’a pris, alors habituez-vous à vivre sans. 

Les billets ci-dessous, publiés sur les réseaux sociaux entre fin octobre 2021 et la mi-janvier 2022, offrent, je l’espère, un aperçu de ce que les Libanais vivent et subissent depuis trop longtemps. 

30 octobre: le métronome des crises 

Vous avez remarqué que, depuis quelques mois, les crises se succèdent avec une régularité de métronome? Pénuries alimentaires et pharmaceutiques, suivies en crescendo par une pénurie de carburant et de mazout, puis par la multiplication des incidents sécuritaires à caractère confessionnel, puis par les pannes généralisées du réseau électrique, puis par la levée des subventions sur les hydrocarbures et l’envolée des prix de l’essence et du mazout, puis par la crise gouvernementale issue des disputes sur l’enquête du juge Bitar, puis par les incidents meurtriers de Tayyouneh, et maintenant par la crise diplomatique avec les pays du Golfe. Dès qu’un rafistolage (grande spécialité libanaise) se profile ou commence à prendre forme, une nouvelle crise remplace la précédente. Comme sur du papier à musique. L’orchestre politique et médiatique joue avec précision une partition qui semble composée à l’avance, chacun selon son rôle ou son instrument de prédilection. Les Libanais, appauvris, humiliés, déboussolés, puis divisés, sont prêts à s’entretuer pour des causes imaginaires, inventées de toutes pièces et savamment mises en scène, au lieu de s’attaquer aux véritables raisons de leurs malheurs. Comment pourraient-ils faire autrement? Ils n’ont pas le temps de digérer une vexation, une humiliation, qu’une autre leur tombe dessus. Quand on n’a jamais le temps de réfléchir, on ne fait plus que réagir. Et on réagit le plus souvent suivant les différentes propagandes que servent à volonté les politiciens et les médias. Il faut être sacrément naïf pour croire que ces crises successives et régulières vont s’arrêter avant les élections. Ou qu’une réelle solution va être trouvée à l’une ou à plusieurs d’entre elles. Les élections, voilà l’objectif réel de cette destruction psychologique programmée. Pour que, le jour venu, nous votions comme on nous dira de voter, chacun pour une face différente d’une même médaille, il nous faut continuer à souffrir et à réagir. Il faut donc que les crises se suivent et s’accumulent pour que nous soyons incapables de faire preuve du moindre discernement. C’est la terrible réalité que nous vivons, et allons sans doute vivre durant les prochains mois. Tout le reste n’est que verbiages, mensonges et perte de temps. 

3 novembre: je sais, je ne sais plus 

Quand je pense à ce que Beyrouth a été et à ce qu’elle n’est plus, j’ai envie de pleurer. Quand je pense à ce qu’elle aurait pu être et ne sera pas, je tremble de colère. Quand je pense aux crapules qui nous gouvernent, j’ai la haine qui me prend aux tripes. Quand je pense aux opportunistes qui veulent les remplacer, j’enrage. Quand je pense au peuple affamé et humilié par une caste sans scrupules de marchands et de voleurs, j’ai un besoin irrésistible de descendre dans la rue. Quand je pense aux gens qui continuent à s’insulter et à se haïr bien qu’ils partagent les mêmes souffrances, je referme la porte et ne veux plus les voir et les entendre. Quand je pense aux médias qui se vendent et qui mentent, je me lève pour crier la vérité sur tous les toits. Quand je pense à la surdité des ignorants qui croient tout savoir, je me dis qu’il vaut mieux me rassoir et me taire. Quand je pense au Liban qu’ont rêvé les poètes, j’ai la gorge qui se noue et une boule qui grandi dans mon ventre. Quand je pense à ce Liban que j’ai aimé, que j’aime encore et que j’aimerai toujours, je ferme les yeux et je m’imagine déambulant entre ses richesses et ses merveilles. Quand mes paupières s’ouvrent à nouveau, je ne peux que constater que la laideur des cons a déteint sur tout, et que des richesses et des merveilles il ne reste plus que celles qu’on peut imaginer et, parfois, sans y prendre garde, oser espérer. 

20 décembre: tant de fois 

Je suis parti tant de fois, et tant de fois je suis revenu. J’y ai cru tant de fois, et tant de fois j’ai perdu espoir. Aussi longtemps que je me souvienne, je l’ai aimé autant que je l’ai détesté, je l’ai désiré autant que je l’ai rejeté. J’ai dit “plus jamais” tant de fois, et tant de fois j’ai dit “c’est la dernière fois”. Il existe comme ça des endroits étranges, qui vous libèrent autant qu’ils vous emprisonnent, qui vous transforment autant qu’ils vous ramènent à ce que vous avez toujours été, qui vous subliment autant qu’ils vous réduisent. Ce petit bout de terre est de ces endroits-là. Un petit bout de terre ancré dans sa géographie, mais qui ne cesse de se chercher sans jamais se trouver. Son nom s’écrit depuis des lustres, mais lui n’a jamais vraiment existé. Les gens qui y vivent disent l’aimer passionnément, mais ne cessent de l’insulter, de le décrier, de rêver de le quitter, puis de pleurer dès qu’ils s’en sont éloignés. Il est beau comme un sourire d’enfant, il est laid comme un rictus de ministre. Il est riche comme un cœur amoureux, il est pauvre comme la conscience d’un marchand. Il est l’endroit où je suis né, pour mon plus grand malheur, pour mon plus grand bonheur. 

8 janvier: en résumé 

Le dollar vaut aujourd’hui plus de 30.000 livres libanaises. Il monte, il descend, il remonte encore, redescend un peu, avant de remonter encore plus. Qui joue avec la valeur de la monnaie nationale? On ne sait pas. Qui s’amuse à appauvrir les Libanais plus qu’ils ne le sont déjà? On ne sait pas. L’État est aux abonnés absents. Le gouvernement ne n’est plus réuni depuis des mois. Le parlement ne représente plus que les affairistes qui y siègent encore. Le grand argentier de la banque centrale, bien qu’il soit poursuivi par la justice de plusieurs pays, continue à dicter sa loi. Les mafias règnent sans partage et saignent les gens sans que personne ne bouge le moindre auriculaire. Les télés préfèrent donner la parole à des mages, des voyants et des cartomanciens en tout genre, et ouvrent leur antenne à un repris de justice, mis en cause dans l’enquête sur l’explosion du port de Beyrouth, contre lequel il y a un mandat d’arrêt mais que personne n’ose n’arrêter. Les différents présidents se disputent leur pré carré qu’ils appellent prérogatives. Les partis confessionnels font et défont leurs alliances passées et futures. Les uns et les autres comptent les voix potentielles aux prochaines élections, et espèrent reprendre du service pour piller ce qui reste de la République ou ce qu’ils réussiront à mendier ici ou là dans le monde. Pendant ce temps, des millions de Libanais souffrent et meurent dans un silence résigné. Mais peu importe, la saison des fêtes a été un succès. La musique endiablée des boites de nuit et des restaurants à la mode a couvert les pleurs des désespérés, des malades qui ne peuvent se soigner, des enfants qui s’endorment sans manger, et toutes celles et ceux qui rêvent d’un ailleurs, n’importe où, pourvu qu’ils puissent y trouver cette denrée devenue si rare qu’est la dignité humaine. 

19 janvier: cri du cœur 

Le dollar a baissé de près de 10.000 livres. Mais les prix, qui s’étaient immédiatement envolés dès que le dollar a atteint les 33.000 livres, n’ont toujours pas baissé. Et s’ils baissent dans les jours prochains, ce sera certainement d’un pourcentage symbolique, donc insignifiant. En d’autres termes: nous sommes escroqués et volés. Au vu et au su de tous. Sans que personne, je répète: personne!!, ne dise ou ne fasse rien pour arrêter, ou même dénoncer, cette escroquerie et ce vol à grande échelle. Il est vrai que les Libanais n’attendent plus grand chose des pouvoirs exécutif et législatif actuels, ni des partis confessionnels, ni même des syndicats. Mais les médias, écrits ou audiovisuels, qui se disent aux côtés du peuple, où sont-ils? Pourquoi se taisent-ils? Pourquoi, quand ils daignent évoquer ce crime contre les Libanais, sont-ils si indulgents envers les criminels? Et les partis et mouvements d’opposition qui dénoncent la caste au pouvoir? Où sont-ils, pourquoi se taisent-ils? Et les groupes issus du soulèvement du 17 octobre, pourquoi ne réagissent-ils pas face à un crime d’une telle envergure? Aujourd’hui, se taire n’est plus une option. Laisser faire non plus. Les gens souffrent. Ils n’en peuvent plus. Je suis l’un d’eux. Et sans doute vous aussi qui lisez ces lignes. Ça suffit. Il est inacceptable que personne ne nous défende. Que personne ne se tienne à nos côtés. Il est inacceptable que nous soyons abandonnés de la sorte à notre sort. Désormais, tous ceux qui continueront à se taire et ne rien faire pour mettre fin à cette escroquerie, à ce vol, à ce crime, seront considérés comme complices. Et devront être traités comme tels. Ceci est un cri du cœur. Mais ce n’est pas uniquement mon cœur qui crie. C’est aussi celui de centaines de personnes avec qui j’ai parlé. C’est aussi celui de milliers de Libanais qui crient à l’unisson, partout où ils peuvent, ou qui sont seuls face à leur désespoir. Si ce cri est aussi le vôtre, faites-le savoir, ne vous taisez plus. C’est avant tout dans le silence que nous perdons notre dignité.

© Claude El Khal, 2022