Adama

Photo : Olivier Abbou

Adama, mon ami, mon presque double, mon autre moi-même, quand l’âge adulte était déjà aux portes, mais que nous refusions de laisser entrer. L’enfance était déjà loin, et l’adolescence, déjà dépassée, insistait pour rester encore un peu.

C’était les années 80, c’était Paris, c’était le temps où nous croyions que tout était possible.

Nous étions en seconde, j’étais encore communiste, et toi tu sortais à peine de ta période rockabilly. Cette période que tu gardais cachée, mais qui nous a tant aidé quand, quelques années plus tard, nous répétions “L’assemblée des femmes” d’Aristophane. Je peinais à trouver mon personnage. Le metteur en scène voulait un arlequin léger et aérien qui ne me ressemblait pas. Je pataugeais. Mon premier vrai rôle au théâtre se présentait bien mal. Nous nous sommes enfermés dans ta chambre, tu as ressorti tes vieux disques de Johnny, et nous avons créé ensemble ce rocker un peu voyou, qui déclamait son amour à sa dulcinée sur l’air improbable de “Souvenirs souvenirs”.
 
Mais aux premiers jours de la rentrée en seconde, nous n’en étions pas encore là. Nous étions étrangers l’un à l’autre. Nous nous regardions avec méfiance. Nous nous jaugions, sans jamais vraiment nous parler. Puis nous avions fini par nous battre. Je ne me souviens d’ailleurs plus pourquoi. Tu étais champion de Paris de boxe française. Je ne le savais pas. Nous nous sommes battus et tu m’as laissé gagner. Le lendemain, tu m’as dit : “parle-moi du communisme”. J’ai fini par t’apprendre l’Internationale. Nous étions devenus amis, bientôt inséparables, bientôt habités par le même rêve, par la même passion : devenir acteurs.

Nous rêvions d’être Delon ou Belmondo. Peut-être même les deux. Un duo, toujours, comme dans “Borsalino”.

Mais comment devenir acteurs, quand on est pauvre et qu’on ne connaît personne dans le monde très fermé du cinéma? Nous avons décidé de nous inscrire dans un cours de théâtre. Tu as trouvé celui de Patrick Simon, et nous y sommes allé, la boule au ventre. Nous avions préparé, et longuement répété, une scène d’”En attendant Godot”. Ce fut notre ticket d’entrée. Nous n’avions cependant pas les moyens d’assister aux trois cours hebdomadaires. Pour nous, c’était juste une fois par semaine. Un rendez-vous que nous ne manquions pour rien au monde. Et quand des stages étaient organisés loin de Paris, nous regardions les autres apprentis comédiens partir et nous, nous restions là, sans amertume, croyant dur comme fer à notre futur de stars.

De ces années-là, tant de choses me reviennent, se bousculent dans ma tête, me claquent à la gueule, depuis que j’ai reçu la terrible nouvelle…

Il n’y avait pas que le théâtre, il y avait Saint-Paul, le centre du monde, de notre monde, il y avait les quais de la Seine, à Bastille, où nous réinventions l’univers, il y avait la rue, la seule école qui vaille vraiment, il y avait la boxe et le projet fugace d’être des éducateurs de rue, il y avait les copains, les amis, les filles, et la fête, toujours, célébrer chaque jour, chaque nuit, notre adolescence qui se terminait et l’avenir qui nous attendait. Il y avait aussi les frères Body & Soul, “Chez Roger”, Malka Family, le taudis de la rue de la Roquette, et la vie, la vie nom de Dieu! Cette vie qui a décidé de te quitter une nuit de janvier, il y a à peine quelques heures.

Un jour, je raconterai tout ça, je l’écrirai, je le sais, parce qu’elle était belle cette aventure, elles étaient belles ces années. Même si le hasard et la géographie nous ont éloignés, séparés, même si je suis parti vers un autre destin et abandonné notre rêve commun, même si, même si, même si…

Même si tu m’en voudras peut-être de raconter qui nous étions, qui tu étais, toi qui fut si secret, si protecteur de ton intimité. Je le ferai parce que qui tu étais mérite d’être raconté. Acteur incandescent, dévoré par sa passion, tourmenté par ses doutes, qui donnait tout à ses rôles, aux personnages qu’il incarnait, mais dont le plus beau rôle, le personnage le plus lumineux, fut indéniablement lui-même.

Adama, aujourd’hui je veux juste te dire ces quelques mots, ces mots que je n’ai pas pu te dire en face. On croit toujours avoir le temps. Mais le temps, ce galopin, n’en fait qu’à sa tête, et se fout de nos plus tard.

Adama, c’est pour moi une fierté immense d’avoir partagé avec toi tes premiers pas sur les planches. Cette fierté tu la connais. C’est celle qu’on ressent après le trac indicible, insupportable, insurmontable, des coulisses, après le courage inouï de rentrer en scène pour la première de sa vie, après avoir joué cette scène du “Tourniquet” dans ce spectacle hétéroclite qui s’appelait “Garçon, apportez-moi un arlequin”, quand tout est terminé, quand le public se met à applaudir et à crier bravo. Cette première fois, par définition inégalable, où partenaires et complices, nous nous sommes regardés, et sans avoir à le dire, su que venions de vivre un moment unique, un moment d’éternité, une seconde naissance.

Adama, ce n’est pas le public que je veux désormais saluer, c’est toi. C’est devant toi que je m’incline. Dérisoire merci pour ce cadeau inestimable que tu m’as fait quand tu as décidé, il y a si longtemps déjà, d’être mon ami.

Je ne te dirai ni adieu ni au revoir, j’attendrai patiemment qu’on se retrouve. Parce qu’on se retrouvera, un jour ou l’autre, de l’autre côté de tout. On se retrouvera, et j’imagine déjà ton sourire narquois, en coin, cette fausse grimace, quand tu fais semblant d’être saoulé d’avance par toutes les histoires que j’ai à te raconter.


© Claude El Khal, 2023