Que se passe-t-il (vraiment) au Liban?

Photo: Hussein Malla / AP


Le Liban et ses tourments ont encore droit aux titres éphémères des médias internationaux. Les Libanais se disputent à nouveau sur fond d’inflation galopante, nous affirme-t-on. Ces gens ne pourront-ils jamais s’entendre, se demande-t-on un brin condescendant, avant de passer à d’autres informations venues d’autres théâtres de crise, comme on dit. Mais que se passe-t-il vraiment au Liban? La réalité y est-elle devenue aussi désespérante et ubuesque que le décrivent les Libanais eux-mêmes? Des Libanais pris entre le marteau d’une crise économique d’une gravité extrême et l’enclume d’une caste dirigeante d’un cynisme et d’un affairisme sans limites. 

Le dollar s’est envolé. Il a dépassé la barre terrifiante des 60.000 livres libanaises. Spéculateurs, banquiers et changeurs se frottent les mains. Ils s’enrichissent et enrichissent leurs protecteurs, zou3ama et politiciens. Les Libanais, dans leur immense majorité, tentent tant bien que mal de s'accommoder d'une pauvreté de plus en plus terrible. Dans les foyers, le désespoir se dispute à l’anxiété. C’est une mort lente, un poison administré goutte à goutte, comme une torture chinoise. L’assassinat collectif, à petit feu, d’un peuple par sa caste dirigeante. 

Dans quel but cette caste assassine-t-elle le peuple dont elle a théoriquement la charge? Dans le monde des affaires, on ne tue pas par sadisme. On tue parce qu’on s’en fout. On tue parce que rien d’autre que le profit n’a d’importance. On fait le nécessaire pour s’enrichir, et si des gens en meurent, tant pis pour eux. Si c’est un peuple tout entier, ce n’est pas si grave non plus. C’est juste une question de nombre. Un mort, dix morts, mille morts, quelle différence du moment qu’on réalise une bonne affaire? 

La caste qui dirige le Liban est une caste d’affaire. Elle n'a ni religion ni idéologie. Ses seuls principes sont ses intérêts privés. Pour réaliser une bonne affaire, elle est prête à tout. Même à brûler le pays. 

La bonne affaire du moment, c’est l’État libanais. Ou plutôt ses services publics et ses biens immobiliers. Il faut tout vendre pour pouvoir "rembourser" l’argent des déposants. C’est ce que nous dit, depuis trois ans déjà, l’Association des Banques du Liban (nom officiel du cartel bancaire, pilier de la caste dirigeante). C’est ce que nous disent aussi le Premier ministre, les différents partis confessionnels (14 et 8 Mars réunis), les députés prétendument "contestataires", et les "spécialistes économiques" qui se succèdent sur les plateaux télé. Bref, tout le cénacle politique, économique et médiatique. 

Cette privatisation programmée de l’État et de ses services publics, ainsi que la vente de ses biens immobiliers a, en fait, deux objectifs. 

Le premier objectif, l’objectif originel, celui pour lequel la caste travaille depuis trois ans, est effectivement de "rembourser" une partie de l’argent des déposants et d’empêcher la faillite officielle des institutions bancaires. L’argent déposé dans les banques a été en grande partie transféré à l’étranger et rendu inaccessible aux déposants. Ce hold-up d’envergure nationale (peut-on l’appeler autrement?) a été couvert, et continue de l’être, par les pouvoirs exécutif et législatif (c’est-à-dire les différents gouvernements depuis 2019, et les deux parlements, l’actuel et le précédent), alors que le pouvoir judiciaire reste aux abonnés absents. 

Comment garder tout cet argent et, en même temps, rembourser en partie les déposants? En pillant l’État pardi, cette traditionnelle vache à lait! On vend tout ce qui peut l’être, et avec la somme récoltée, on rembourse une partie de l’argent volé sans avoir à rendre le moindre sou de l’argent qu’on a volé… Et ainsi on achève en beauté le hold-up commencé en 2019, au lendemain du soulèvement populaire du 17 octobre. 

Le second objectif est plus pernicieux et beaucoup plus dangereux. En fait, il est venu s’ajouter au premier et pourrait le supplanter, voire l’annuler, si la nécessité l’exigeait. 

Désormais, la caste ne doit plus uniquement penser à s’enrichir, mais à survivre. En effet, le système de corruption institutionnalisé, hérité de l’accord de Taëf, ne fonctionne plus. Il est totalement bloqué et incapable de se perpétuer. De plus, les grandes puissances investies au Liban, notamment les USA, ont enfin compris que la caste dirigeante, incompétente et cupide au-delà de toute cupidité, est un mal dont il faut se débarrasser pour que le Liban continue d’exister et de servir leurs intérêts. 

L'étau se resserre autour du gouverneur de la Banque du Liban, Riad Salamé, le grand argentier de la caste. La justice européenne se fait pressante. Combien de temps encore pense-t-il pouvoir lui échapper? Combien de temps aussi avant que les autres ne le suivent dans sa chute annoncée? 

La caste est au pied du mur. Le système qui l’a nourrie s’est enrayé et va probablement disparaître; et les puissances qui l'ont si longtemps protégé veulent aujourd'hui s’en débarrasser. Comment faire pour survivre, comment faire pour ne pas disparaître avec le système, comment faire pour que les grandes puissances ne puissent se passer d’elle? 

La solution: remplacer l’État. 

En d’autres termes: acheter les services publics et les biens immobiliers de l’État pour être l’unique alternative à ce dernier. Il faut par conséquent que s'accélère la destruction des services publics (dont il ne reste pratiquement plus rien), et que les évènements sapent l’autorité de l'État dans tous les domaines possibles, pour en éloigner les citoyens qui ne le verront plus comme le recours qu’il est censé être.

Vendre d’une main, et acheter de l’autre. Détruire l’État pour mieux le privatiser et se l’offrir. Voilà le projet aberrant, presque dément, que la caste dirigeante libanaise entend mener à bien pour garder sa mainmise sur le pays. Si elle en devient la propriétaire, il sera impossible, du moins beaucoup plus difficile, de s’en débarrasser. Les élections peuvent déloger des députés, des présidents et des premier ministres; les soulèvements populaires peuvent renverser des gouvernements et des régimes; mais pour les actionnaires de sociétés privées, comment fait-on? 

Afin que ce projet aboutisse, il faut que les Libanais ne puissent, sous aucun prétexte, s’unir et se révolter. Ils doivent donc rester écrasés, uniquement préoccupés par leur terrible situation matérielle, l’esprit toujours focalisé sur le taux sans cesse en hausse du dollar et sur la folle augmentation des prix qu’il provoque. Ils doivent également être divisés, pour que leur colère grandissante soit dirigée vers d’autres parties de la population plutôt que vers leurs dirigeants. 

Un premier narratif a été copieusement servi à cet effet: le "fédéralisme". Soudain tout le cénacle politique et médiatique n’a plus parlé que de ça. Comme si c’était devenu une urgence absolue, le problème le plus pressant du pays. On a sorti les épouvantails confessionnels et tenté de semer la peur communautaire dans les foyers. Quoi de mieux que l’illusion de cantons confessionnels pour diviser les Libanais et les détourner de l’État central, devenu, par la grâce de ses dirigeants, une coquille vide, un grand machin inutile? Cependant, malgré une campagne d’envergure d’une grande agressivité, ce narratif n’a pas pris. Il a enflammé certains esprits pendant quelques temps, puis s’est dissipé comme une mauvaise brume. 

Le narratif communautaire ayant échoué, il en fallut un autre pour diviser ce peuple sur qui les vieilles peurs ne fonctionnent visiblement plus. Il fallut un sujet encore plus brûlant, plus émotionnel, plus déchirant, un sujet qui touche au cœur chaque Libanaise et chaque Libanais, une blessure encore béante pour toutes et tous: l’explosion du port de Beyrouth qui a dévasté la capitale, mais aussi tant de vies. 

Une division entre deux courants antagonistes est une méthode qui a fait ses preuves partout dans le monde pour désunir une population et canaliser son mécontentement. Au Liban par exemple, la division factice entre 8 Mars et 14 Mars a longtemps empêché toute révolte populaire d'envergure. On applique cette méthode des deux courants antagonistes au sujet déchirant qu’est l’explosion du port, et le tour est joué - si j'ose dire. On en profite, en opposant publiquement deux juges liés à ce sujet déchirant, pour saper l’un des fondements de l’État qu’est l’institution judiciaire.

En fait, la réalité de cette nouvelle crise "judiciaire" n’est pas celle qu'on tente de nous vendre. Pour résumer: les USA ont exigé la libération immédiate d’un citoyen américain d'origine libanaise détenu dans le cadre de l’enquête sur l’explosion du port menée par le juge Tarek Bitar. Outrepassant les décisions de ce dernier, les autorités libanaises ont, comme de coutume, obéit. Mais n’ont pu libérer ce prisonnier en laissant derrière les barreaux le reste des Libanais en détention préventive dans le cadre de la même enquête. Ils furent donc tous remis en liberté. Mais tous ont été interdits de quitter le territoire, sauf évidemment le libano-américain qui s'est envolé pour les USA. Ce qui a créé une dissension de fait entre le juge Bitar et le juge qui a ordonné la libération des détenus. 

Cet "incident" a été instrumentalisé et monté en épingle pour créer la crise actuelle, puis présenté comme un schisme irréconciliable entre Libanais qui veulent que justice soit faite et Libanais qui ne le veulent pas. L'aspect le plus grotesque de cette manipulation est que le juge qui a obéi à l'injonction américaine est soutenu par le Hezbollah et ses alliés, alors que la clientèle quatrorze-marsiste et "contestataire" de l'ambassade US le voue aux gémonies. Quelqu'un a dû, par erreur, distribuer aux uns les dialogues des autres, et vive-versa! Malgré cela, le narratif de division est répété, voire aboyé, en boucle. Médias et politiciens jettent une huile abondante sur le feu, et tout ce beau monde attend que l’incendie prenne.

S’il prend, la caste dirigeante aura eu gain de cause. Pendant que les Libanais se disputeront, elle continuera tranquillement son œuvre de destruction de l’État et de ses institutions, suivi de leur achat à moindre prix, pensant à tort assurer sa survie. 


© Claude El Khal, 2023