La terre a tremblé

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La terre a tremblé.

Quelques minutes elle a tremblé. C’est pas grand chose quelques minutes. Mais c’est une éternité quand la terre tremble. Quand les immeubles s’effondrent. Quand l’asphalte est éventré. Quand tout bascule dans le cauchemar.

La terre a tremblé.

11.000 morts. Le chiffre donne le vertige. Et ne cesse d'augmenter. 11.000 vies, 11.000 passés, 11.000 avenirs, effacés en quelques minutes. Mais on dirait que ces 11.000 vies ne sont pas grand chose. Une info by the way, entre d’autres infos qui se chassent en se succédant. L’une fait oublier l’autre, et le ronron continue. Pas d’émotion particulière, pas d’élan excessif de solidarité, pas de "pray for" qui envahissent les réseaux sociaux. Au rayon des causes importantes, c’est le minimum syndical.
 
La terre a tremblé.

Mais elle n’a pas tremblé n’importe où. Elle tremblé là où les morts ne valent pas grand chose. Pas plus que les vivants, ceux qui restent, dévastés entre les décombres, ceux qui n’ont plus rien et qui ont besoin de tout, ceux pour qui le presque rien est aujourd’hui vital. Elle a tremblé là où "ils ne nous ressemblent pas", comme ils disent à la télé comme il faut. Là où, visiblement, ce n’est pas si grave si l’on meurt et si l’on souffre.
 
La terre a tremblé.
 
Parmi les destructions, indescriptibles, un mur s’est lézardé. Le mur de l’hypocrisie. Le mur où sont plastronnés "principes" et "valeurs". Le mur derrière lequel on peut deviner la moue dédaigneuse des phraseurs vertueux, donneurs invétérés de leçons, qui décident du haut de leur supériorité morale qui est humain et qui l’est moins, qui mérite de vivre et qui ne le mérite pas.


Mise à jour (9 février):

20.000 morts selon le Washington Post. Mais c’est encore provisoire. Le bilan risque de s’alourdir. Comme il s’alourdit chaque heure depuis que la terre a tremblé.
 
Une partie du monde a le cœur accroché aux régions sinistrées. Elle pleure chaque victime, célèbre chaque vie sauvée, s’enthousiasme de l’héroïsme des équipes de secours, attend avec angoisse que des survivants soient extraits de sous les décombres, prie pour ceux qui y sont encore et attendent d’être sauvés.
 
Dans cette partie du monde, il y a des ennemis qui creusent ensemble pour sauver des vies. Il y a des gens que l’Histoire a longtemps opposé mais dont le cœur bat aujourd’hui au même rythme que ceux des familles qui attendent de revoir un être aimé. Il y a des millions de prières qui fusent dans toutes les langues, de toutes les religions, toutes dirigées vers là où la terre a tremblé.
 
C’est à cette partie du monde que je me sens profondément appartenir. Et non à celle qui vaque à ses occupations comme si de rien n’était. Celle qui, de temps en temps, arrête de vaquer pour pérorer un peu. Un petit discours sur les droits de l’homme, un joli refrain sur la solidarité, une vague chansonnette humaniste. Avant de se remettre à vaquer, convaincue d’avoir fait progresser le Bien universel. 


Mise à jour (11 février): 

Le Liban qui traverse la pire crise économique du monde depuis le 19ème siècle, dont le port principal a été détruit par l’une des plus grosses explosions non-nucléaires de l’histoire, dont la monnaie nationale ne vaut plus grand chose, a immédiatement envoyé de l’aide (humaine et matérielle) aux régions sinistrées en Syrie et en Turquie.
 
Les Libanais, considérablement appauvris, privés de presque tout, d’eau, d’électricité, de médicaments, de soins médicaux, ont salué cette décision et, malgré leurs conditions de vie très difficiles, se sont mobilisés pour aider autant qu’ils pouvaient.

Ils l’ont fait parce que c’est la moindre des choses quand leurs frères et sœurs en humanité sont dans un tel dénuement, vivent un tel cauchemar.

Cette moindre des choses ne semble pourtant pas l’être pour les pays riches et leurs sociétés nombrilistes qui regardent ça de loin avec un détachement effarant.
 
Je ne les juge pas, chacun est libre de vivre et d’agir selon sa conscience. Mais qu’on ne vienne plus jamais me parler avec condescendance du Liban et des Libanais. Et qu’on n’ose plus jamais se jucher sur le moindre piédestal moral et se permettre de nous donner la moindre leçon.


© Claude El Khal, 2023