Au Liban, il y a péril en la demeure

Photo: Hassan Ammar / AP

Hier, dans un billet publié sur ce blog et partagé sur les réseaux sociaux, j’ai parlé de “la tentative de récupération ratée du soulèvement populaire au Liban” et affirmé que “pour l’instant, il est clair qu’elle a échoué”. J’aurai dû insister sur le “pour l’instant”.

Parce que ceux qui tentent de récupérer le soulèvement pour le détourner de ses revendications légitimes et l’utiliser à leurs fins politiques douteuses, n’allaient évidemment pas s’arrêter à ce premier échec. Mais s’employer à changer leur mode opératoire pour arriver à leurs fins.

Depuis hier, ce mode opératoire a effectivement changé.

Quand on est une minorité et qu’on n’arrive pas à contrôler la multitude très largement majoritaire, on fait en sorte de diviser cette multitude pour qu’elle soit moins nombreuse. Plus son nombre diminue, plus une minorité sonore, agissante et surtout très organisée peut en prendre le contrôle.

Depuis le premier soir du soulèvement, la multitude a démontré une maturité exceptionnelle, qu’il est difficile de trouver chez les individus pris séparément. C’est cette multitude qui a pour l’instant fait échouer toute tentative de récupération. C’est donc cette multitude que les récupérateurs allaient cibler.

La méthode est terrible de simplicité: il faut rendre le soulèvement moins populaire. Moins il le sera, moins de Libanais y participeront, plus il sera facile à contrôler.

Vous avez sans doute remarqué que le nombre de manifestants, entre hier et dimanche dernier, a énormément diminué. Il a même notablement diminué entre hier et avant-hier, samedi.

Pourquoi?

Parce que les fermetures des routes, qui rendent la vie impossible à beaucoup de Libanais et empêchent un grand nombre, notamment ceux qui travaillent dans le transport (taxis, services, minibus, etc.) et les journaliers (dont le revenu dépend de la journée de labeur) de gagner leur vie et nourrir leur famille, sont en train de retourner l’opinion publique contre le soulèvement. Et, par conséquent, de diminuer le nombre de manifestants.

Ces fermetures des routes, qui sont le fait d’une petite minorité qui impose sa volonté, voire sa tyrannie, à la majorité, est l’un des moyens les plus efficace pour rendre impopulaire le soulèvement.

Par ailleurs, en faisant tout son possible pour décrédibiliser le soulèvement, le pouvoir joue le jeu de ceux qui s’emploient à le récupérer. Les propos souvent diffamatoires tenus dans des médias proches du pouvoir sont autant de présents faits à ces récupérateurs. L’exemple le plus frappant est celui de la vice-présidente du Courant patriotique libre qui a décrit, à l’antenne d’OTV, le soulèvement comme un “hirak diabolique”.

Pire: le dernier discours du chef du Hezbollah leur a offert un cadeau inespéré. En généralisant la récupération, en l’évoquant comme un fait accompli, et en ne faisant pas confiance à la maturité de la multitude pour s’autogérer comme elle l’a si bien fait depuis le premier soir, il a permis aux récupérateurs de se fondre dans la foule (pour ainsi dire), en utilisant des hashtags d’une remarquable efficacité, dont le fameux #أنا_ممولة_الثورة (je finance la révolution). Et en cela, son discours était une erreur stratégique de taille.

Le meilleur moyen d’empêcher la récupération et le détournement de notre soulèvement est, avant tout, de continuer à participer en masse aux manifestations dans toutes les régions du pays. Il ne faut en aucune façon laisser une petite minorité organisée prendre de l’importance en abandonnant le navire.

Il faut également chasser des manifestations toute personne ou tout groupe qui tient des discours qui n’ont rien à voir avec les revendications sociales et politiques à l’origine du soulèvement et dont l’objectif ultime est une vie décente pour chaque Libanaise et chaque Libanais. De plus, il faut immédiatement arrêter ce travail de sape dans l’opinion publique que représentent les fermetures des routes.

Par contre, il faut clairement et patiemment tenter de convaincre les Libanais qui soutiennent encore les partis au pouvoir que nous manifestons aussi pour eux. Leur rappeler que nous souffrons tous des mêmes maux. Que nos droits bafoués sont identiques. Que les 90 milliards de dette, c’est aussi leur argent. Que la crise économique ne connaît ni orange, ni bleu, ni rouge, ni jaune. Ni manifestants, ni contre-manifestants. Ni pro-celui-ci, ni anti-celui-là. Et que le succès du soulèvement sera aussi le leur.

Il ne faut pas se voiler la face, le pays est en train de s’effondrer. Il ne s’agit plus aujourd’hui d’empêcher cet effondrement, mais de l’arrêter.

La priorité absolue est la formation d’un gouvernement restreint formé de personnalités intègres et compétentes pour arrêter l’effondrement, gérer la crise puis la sortie de cette crise. Sans cela, tout le reste (le combat contre la corruption, les élections anticipées, le changement de système, etc.) ne pourra jamais avoir lieu. Tout simplement parce qu’il n’y aura plus de pays à nettoyer et à réformer.

Il y a péril en la demeure. Je vous en conjure, ne laissez pas mourir ce magnifique soulèvement sans précédent dans l’histoire du Liban. Ne le laissez pas devenir un instrument de division et de conflit entre Libanais au service de tel ou tel. Il y va de la survie du pays.


© Claude El khal, 2019