Journal d’un soulèvement libanais (vol.4): Continuer encore et encore

Photo: Aziz Taher / Reuters

Je publie ici sous la forme d’un journal, dont voici le quatrième volume (qui couvre la semaine du 12 au 19 novembre), ce que j’ai écrit quotidiennement sur Facebook à propos du soulèvement populaire qui secoue le Liban depuis plus de trois semaines. Cela permettra peut-être de mieux comprendre l’évolution de ce soulèvement et offrir une vision relativement complète de mes prises de position.


12 novembre, matin: Étiquettes inutiles

Faut arrêter de vouloir mettre à tout prix une étiquette sur notre soulèvement. C’est une perte de temps, parce qu’aucune ne correspond vraiment à la réalité.

Ce n’est pas le soulèvement d’une classe sociale contre une autre. Pauvres et moins pauvres manifestent ensemble, côte à côte, et chantent les mêmes slogans.

Ce n’est pas le soulèvement d’une faction contre une autre. Des Libanais aux opinions politiques très différentes, souvent opposées, se partagent les mêmes places publiques et la même volonté de changement.

Ce n’est pas non plus le soulèvement d’une génération contre une autre. Les plus jeunes descendent dans la rue comme leurs aînés, parce que ces derniers ont semé des années durant, souvent aux prix d’énormes sacrifices, les germe de la révolution à venir.

Notre soulèvement est celui d’un peuple. Riche de ses différences, sociales, politiques et générationnelles. Alors rangeons les étiquettes, et sortons plutôt notre drapeau. Ce drapeau qui est le même pour tous.


12 novembre, midi: Les ingérences étrangères

Oui aux ingérences étrangères.

Mais dans nos assiettes. Oui aux pizzas, aux paellas, aux sushis, aux tandoori chicken et aux confits de canard. Oui aux blanquettes de veau, aux risottos ai funghi, aux bœufs strogonoff et aux chow mein.

Oui aux ingérences étrangères dans nos assiettes et un peu aussi dans nos armoires.

Mais c’est tout. Pour le reste, c’est non. Et ce sera toujours non.


12 novembre, après-midi: Le mieux du pire

La classe politique a fait de son mieux.
Le gouvernement a fait de son mieux.
Le parlement a fait de son mieux.
Le secteur bancaire a fait de son mieux.
Le chef de la Banque Centrale a fait de son mieux.
Bref, ils ont tous fait de leur mieux.

Ce n’est pas moi qui le dis, c’est eux.

Vu l’état désastreux du pays, en déclarant avoir fait de leur mieux, ils font eux-mêmes l’aveu de leur incapacité à, justement, faire mieux.

Et ils veulent qu’on leur dise bravo, allez-y, continuez?


12 novembre, soir: Après l’interview du président

Après les propos catastrophiques tenus ce soir, nous devons toutes et tous faire preuve de responsabilité. Cette nuit plus que jamais.

La colère est immense. Et il y a déjà eu un mort.

Ça peut déraper à n’importe quel moment. C’est à chacune et chacun d’entre nous d’œuvrer selon ses moyens, dans la rue, dans les médias, sur les réseaux sociaux, partout, à empêcher ce dérapage.

Nous voulons changer le pays. Nous ne voulons pas changer de pays. Et encore moins l’abandonner au chaos.

Courage à toutes et à tous.


13 novembre, matin: Dans l’inconnu

Aujourd’hui nous sommes véritablement entrés dans l’inconnu.

L’architecte de l’interview catastrophique d’hier soir, chantre de la stratégie de la provocation et de la confrontation, a réussi son coup: créer les conditions nécessaires pour opposer les Libanais, de plus en plus unis malgré leurs divergences politiques.

Au lieu de tabler sur les dénominateurs communs, aussi infimes soient-ils, entre les Libanais de tous bords, on les oppose pour se présenter en recours de ce qu’on croit être la majorité (selon les résultats des dernières élections, c’est-à-dire le 8 Mars).

Le virage à 180 degrés du discours présidentiel, du moins dans sa tonalité, ne peut être le fruit du hasard. Il ressemble trop à la stratégie adoptée par le CPL depuis plusieurs mois, voire depuis quelques années, pour ne pas y voir la main de son chef. Un chef qui semble avoir réussi à écarter du palais présidentiel toute autre influence que la sienne.

Stratégie dangereuse du bord du gouffre à laquelle répond l’autre camp qui n’attendait que ça.

Les FL, PSP et autre Moustaqbal (c’est-à-dire le 14 Mars) ont repris le contrôle de la rue, alors qu’ils en avaient été marginalisés depuis plusieurs jours par les manifestants (ce que j’appelle la multitude).

Nous voilà donc, encore une fois, par la grâce de la convergence objective des intérêts du CPL et de ses adversaires, dans une division de facto entre 14 et 8 Mars.

À l’exact opposé des revendications de l’écrasante majorité des Libanais qui se sont soulevés le 17 octobre et de l’intérêt fondamental du peuple libanais en général.

La grande question est la position véritable du Hezbollah. Se dirige-t-on vers un nouveau 7 mai de très grande envergure ou, au contraire, vers la mise à l’écart du chef du CPL et un retour à la raison?

Quant à l’armée libanaise, sa position est peu enviable. Entre restaurer l’ordre par la force, ce qui la mettrait face à "la rue", et laisser faire en attendant des circonstances plus favorables qui risquent de tarder.

Pour ma part, je garde confiance dans la maturité de la multitude, qui a su déjouer toutes les tentatives de récupération du soulèvement, pour faire pression de tout son poids afin de préserver la paix civile.


13 novembre, après-midi: Manger du raisin

"Nous voulons manger du raisin, nous ne voulons pas tuer le natour". Rarement un proverbe libanais n’aura été aussi à propos.

Le peuple libanais, qui s’est exprimé en masse depuis le 17 octobre, a faim. Il veut manger du raisin. Le manque de raisin est la véritable raison de sa colère. Le natour (gardien) n’est qu’un obstacle passager.

Les partis confessionnels, toutes tendances confondues, veulent s’accaparer le raisin pour le vendre au prix fort et utiliser l’argent pour acheter la soumission du peuple, quitte à tuer le natour et brûler quelques vignes.

Les puissances régionales et internationales (et leurs agents locaux) n’ont que faire du raisin. C’est le natour qui les intéresse. Ils veulent un natour à leurs ordres, une marionnette obéissante, et sont prêts à tout pour arriver à leurs fins. Même à brûler tout le vignoble et assassiner le peuple qui a faim.

"Nous voulons manger du raisin, nous ne voulons pas tuer le natour". Voilà le slogan que vous devrions scander désormais. Nous voulons du raisin "aujourd’hui avant demain", comme dit l’expression populaire.

Et pour pouvoir manger du raisin, nous devons d’abord sauver le vignoble, puis nettoyer les vignes des nuisibles qui les corrompent.


13 novembre, soir: Le sang d’un père

Le sang d'un père, d'un fils, d'un frère, d'un mari, d'un ami, est plus cher que tous les ors de la République, que tous les titres honorifiques.

Plus cher encore que l’or noir qui sommeille au fond de la mer. Plus cher que tous les trésors. Plus cher que tous les empires.

Ce sang est celui d’un peuple entier, qui pleure ce soir l’un des siens.

Alaa Abou Fakhr est chacun d’entre nous. Il fait désormais partie de nous. Il est cette part de fierté dont il portait le nom et qui fait de nous des Libanais.


13 novembre, soir: Séparatisme inacceptable

Construire un mur pour fermer le tunnel de Nahr el-Kalb n’est pas un acte protestataire. C’est un acte séparatiste. Qui doit s’arrêter immédiatement.

C’est une atteinte inacceptable à l’unité territoriale du Liban, inscrite dans la Constitution. Un crime contre le peuple libanais, qui a fait de son unité le cœur même de son soulèvement.


13 novembre, nuit: Continuer encore et encore

Ce n’est pas parce que des nostalgiques des temps miliciens ont voulu construire un mur séparatiste que je vais arrêter de croire en notre soulèvement.

Ni parce que les uns et les autres tentent de le récupérer pour le détourner de son objectif. Ni parce que certains refusent de voir ces tentatives et cherchent à donner au soulèvement des allures idylliques. Et encore moins parce que des gens, pris au hasard, disent parfois des énormités.

Je ne vais pas arrêter de croire en notre soulèvement, je ne vais pas arrêter d’œuvrer pour qu’il réussisse, parce que je ne le peux simplement pas.

Je ne peux pas trahir des idées pour lesquelles je me bas depuis trente ans et que ce soulèvement inespéré incarne aujourd’hui. Je ne peux pas trahir tous ces anonymes, si longtemps humiliés, ces dizaines, ces centaines, ces milliers d’anonymes dont les yeux brillent enfin de fierté.

Je ne peux, je ne veux pas, détourner les yeux et refuser de regarder en face la réalité: le Liban se meurt, le soulèvement est le seul médecin à son chevet. Quel homme je serais vraiment si, pour une raison ou pour une autre, je ne faisais pas tout mon possible et mon impossible pour l’aider?


14 novembre, matin: Pas de place pour l’intolérance

Beaucoup ont perdu des amis depuis le début du soulèvement. Différences irréconciliables d’opinion, parait-il.

Personnellement, j’ai retrouvé des amis avec qui j’étais fâché et je m’en suis fait de nouveaux. Nous ne sommes évidemment pas d’accord sur tout (heureusement), mais quand nous ne le sommes pas, nous débattons, nous discutons, souvent avec passion, et si nous n’arrivons pas à nous entendre, we agree to disagree.

L’intolérance n’a pas sa place dans le Liban de demain. Et ça vaut autant pour les anti-soulèvement acharnés que pour les révolutionnaires qui se rêvent en guillotineurs amateurs.

Le Liban de demain sera une patrie pour toutes ses filles et tous ses fils, quelles que soient leurs opinions, ou ne sera pas.

Comprenez-le, acceptez-le, et passez une bonne journée.


14 novembre, midi: À la France officielle

À trop fréquenter des Libanais sans dignité, des professionnels de la lèche, du cirage et du déculottage express, la France officielle a cru que nous étions tous comme ça.

L’envoyé de Macron, venu en Haut-commissaire nous faire la leçon et aider les bambins turbulents que nous sommes à se rabibocher, a découvert à ses dépens que rien n’était plus faux. Et que l’écrasante majorité des Libanais n’entendait se faire dicter sa conduite par personne.

Par contre, les petits agents d’influence néocoloniaux, qui portent pour la plupart des noms arabes à couper au couteau mais sont convaincus que Clovis-roi-des-Francs a tissé de sa blanche main le cherwél de leurs aïeux, hantent nos manifestations et se présentent comme des révolutionnaires hardcore, des 100% Libanais sans colorants, des patriotes pur jus, alors qu’en réalité ils tiennent plus de Laval que du Che.

À eux, je dis: youhou les copains, on vous voit, votre petit cirque ne trompe pas grand monde!

Pour éviter que les colonisés de métier ne me prêtent des intentions inavouables, je me dois d’être clair: je suis ce que les gens éduqués appellent un binational. C’est-à-dire que j’ai deux nationalités, libanaise et française. Je suis donc autant un citoyen libanais qu’un citoyen français. Profondément amoureux de la France, de sa culture et de sa langue (si vous ne l’aviez pas encore deviné), mais irréductiblement attaché à la souveraineté du Liban.

C’est par conséquent à ce titre que je m’adresse à la France officielle: si le Liban vous tient tellement à cœur, comme vous ne cessez de le répéter, le plus grand service que vous puissiez lui rendre aujourd’hui est de ne pas vous mêler de ses affaires.


14 novembre, soir: Consultations parlementaires impératives

Article 53 de la Constitution libanaise, alinéa 2:

"Le Président de la République nomme le Chef du gouvernement désigné, après consultation du Président de la Chambre des députés, sur la base de consultations parlementaires impératives dont il l’informe officiellement des résultats."

Par conséquent, les négociations qui se déroulent en coulisse, en lieu et place des consultations parlementaires, sont anticonstitutionnelles.

Les consultations parlementaires impératives doivent avoir lieu immédiatement. La Constitution n’est pas un point de vue. Ni un menu où l’on peut choisir ce qui nous plaît ou ce qui ne nous plaît pas selon les circonstances du moment.

Les consultations doivent avoir lieu pour que les blocs parlementaires prennent publiquement leurs responsabilités. Pour que les atermoiements des uns et la volonté des autres soient connus de tous. Et que ne persiste plus aucun doute quant à la position véritable des partis politiques représentés au parlement, loin du blabla démagogique dont on nous abreuve quotidiennement par "sources" interposées.

Le Liban a besoin, de toute urgence, d’un gouvernement de "sauvetage national" pour arrêter l’effondrement de l’économie, gérer la crise et en limiter les dégâts, puis gérer la sortie de la crise.

Attendre indéfiniment le bon vouloir des uns et des autres n’est plus une option. Chaque jour qui passe est un pas de plus vers le précipice.

Aucune revendication ne doit primer sur celle-là. Le danger est réel, il grand temps de le réaliser et de prendre nos responsabilités.


14 novembre, nuit: Un os à la foule

Wiam Wahhab annonce sur Twitter la future nomination de Mohammad Safadi au poste de Premier ministre. Comme un os qu’on balance à la foule. Et tout le monde se rue sur cet os et hurle contre Safadi.

Curieusement, ça ne vient à l’esprit de personne de s’élever contre la flagrante violation de la Constitution que représentent la forme et le fond de l’annonce de cette possible nomination, et ses nombreuses implications.

On focalise l'attention sur la personnalité de Mohammad Safadi et la détourne de l’essentiel. On joue sur l'émotion pour qu'elle prenne le dessus. La télé attise la colère. La rue s’enflamme. Le pays se polarise. Et nous revoilà à redouter le moindre dérapage qui mettrait le feu aux poudres.

La multitude, restée chez elle, regarde peut-être avec effroi son beau soulèvement lui échapper.

Ce qui s’est passé ce soir, tant dans la rue que sur les réseaux sociaux et les écrans télé, confirme les peurs que j’avais tenté de résumer dans cette petite histoire que je partage à nouveau avec vous, pour éviter qu’elle ne devienne réalité:

Le peuple se révolte et c’est la révolution.
Le pouvoir, malin, se divise.
Une partie rejoint la révolution et une partie la combat.
Puis, la partie qui a rejoint la révolution affronte la partie qui la combat.
Le peuple demande la fin de l’affrontement.
La partie qui a rejoint la révolution et la partie qui la combat négocient la paix.
Puis s’entendent pour se partager le pouvoir.
Le peuple, cocu, rentre chez lui.
La révolution est terminée.
Et tout peut reprendre comme avant.


15 novembre, midi: La dette et les banques

La plus grande partie de la dette du Liban est détenue par des banques libanaises qui, grâce à cette dette, ont réalisé d’énormes profits alors que l'économie libanaise vacillait et que nous nous appauvrissions.

Pourquoi ne parle-t-on jamais de cet aspect de notre dette nationale? Pourquoi ne demande-t-on jamais que ces banques fassent preuve de patriotisme et allègent ce poids colossal sur notre économie? Pourquoi élude-t-on toujours la complicité du secteur bancaire et de la classe politique, alors qu'elle fut maintes fois prouvée?

Pourquoi divers groupes et personnalités de la "société civile" évitent soigneusement ce sujet?

Ces questions méritent réponse. Et si les journalistes ne sont pas prêts à les poser, le peuple qui manifeste se doit de le faire. Pour que ceux qui disent défendre ses intérêts répondent sans détour et prennent enfin position.


15 novembre, après-midi: Contre la corruption

L’un des fondamentaux de notre soulèvement est la lutte contre la corruption.

J’aimerai qu’on m’explique comment des gens qui disent soutenir ce soulèvement acceptent que des corrompus notoires et leurs sbires parlent et agissent au nom du soulèvement.

S’ils ne l’acceptent pas, pourquoi se taisent-ils? Pourquoi ne les dénoncent-ils pas? Pourquoi insistent-ils à nier ces agissements? Pourquoi insistent-ils à les présenter comme des souwar?

Naïveté? Pour quelques-uns, peut-être. Mais le reste? J’ai trop de respect pour leur intelligence pour ne pas y déceler de la complaisance, voire une certaine complicité.

À celles et ceux dont la sincérité est indéniable et qui ont peur que le soulèvement ne s’éteigne si ces dérives sont mises en lumière: c’est justement taire ces dérives, ne pas les dénoncer haut et fort, qui signifierait la mort progressive de notre soulèvement.

Pour reprendre la belle formule du regretté Samir Kassir, si l’on veut sauver le soulèvement, il nous faut sans délai faire une intifada dans l’intifada.


15 novembre, soir: No ego

"Avoir raison" n'est jamais plus important que la cause qu'on défend.

L'ego n'a pas de place dans un combat collectif.


16 novembre, matin: En résumé

Le soulèvement, en résumé:

Il y a la multitude, magnifique, étonnante, dont la colonne vertébrale est le "petit peuple", qui a donné une leçon de maturité et de civisme à chacune et chacun d’entre nous.

Il y a les 14marsistes, petite minorité agissante qui s’attache à la multitude comme autant de morpions, mais qui n’est rien d’autre qu’une nuisance passagère.

Il y a les médias, vendeurs de tapis à la petite semaine, hâbleurs d’un autre siècle, qui croient encore qu’ils ont une réelle influence, comme le capitaine d’un vieux rafiot qui se saoule au récit de ses exploits passés.

Et il y a les réseaux sociaux, où la vraie bataille a lieu, où tout le monde est presque à armes égales. Et où sera annoncé, un jour prochain, pas aussi lointain qu’on ne le pense, la victoire du soulèvement et le salut du Liban.


16 novembre, soir: Sans haine ni violence

Mes ami(e)s,

Ne vous découragez pas!

Ceux qui cherchent à récupérer notre soulèvement et ceux qui s'y'opposent ne demandent que ça. Ne leur faites pas ce cadeau.

Demain, pour l'anniversaire du soulèvement (un mois déjà), soyez nombreux à descendre dans la rue, à Beyrouth ou ailleurs. Calmement, sans haine ni violence. Sans bloquer les routes et porter atteinte à la liberté d’autrui. Mais avec la détermination d’aller jusqu’à bout. Jusqu’à ce que nos revendications deviennent réalité.

En premier lieu la formation de toute urgence d’un gouvernement de "sauvetage national", pour arrêter l’effondrement de l’économie, gérer la crise et en limiter les dégâts, puis gérer la sortie de cette crise.

Surtout n'oubliez pas que notre soulèvement est celui d’un peuple, non d’une faction contre une autre. Il est aussi fédérateur que le drapeau libanais que nous brandissons tous, du nord au sud et d’est en ouest.

À demain.


17 novembre, matin: Un mois déjà

Un mois déjà.

Nous avons renversé la table et changé le visage du Liban.

Maintenant il s'agit de le sauver.

Nous avons une énorme responsabilité. Tachons d’être à la hauteur.


17 novembre, après-midi: L’escroquerie des partis

Ah ces partis politiques traditionnels...

Les uns ont rejoint le soulèvement et les autres s'y sont opposés. Depuis, ils s’insultent, s’accusent mutuellement de tous les maux, demandent la démission de tel ou tel, bloquent les routes, crient révolution, dénoncent des complots improbables, envoient leurs sbires armés tirer sur les manifestants, et mènent ensemble le pays vers un conflit sans issue…

Pourtant, quand est venue la première élection depuis le 17 octobre, celle de l’ordre des avocats, ils se sont tous unis pour soutenir un même candidat.

Vous avez enfin compris l’escroquerie ou il faut vous faire un dessin?


18 novembre: Dérives dangereuses

On assiste depuis quelques jours, dans tous les camps, à une hystérisation très dangereuse du discours politique et à une perte progressive du bon sens le plus élémentaire.

La multitude qui EST le soulèvement, et qui a été jusqu’à maintenant la gardienne de la raison et du bon sens, a regagné peu à peu ses foyers et voit son soulèvement partir à la dérive.

La rhétorique des partis politiques au pouvoir et dans l’opposition évolue chaque jour vers une rhétorique de guerre. Et celle de "la rue", c’est-à-dire des petits groupes d’individus qui se permettent de parler au nom du peuple alors qu’ils n’en représentent qu’une infime partie, est devenue d’une agressivité irrationnelle jamais égalée depuis le 17 octobre.

Tous, par contre, semblent être d'accord pour écarter le sujet principal du débat public (si on peut appeler débat la cacophonie de cris et d’accusations réciproques): l’extrême gravité de la crise économique et sociale, et l’extrême urgence de mettre en place une équipe capable de la gérer et d’en réduire les conséquences désastreuses sur l’ensemble de la société.

Si nous ne nous ressaisissons pas rapidement, si nous laissons nos ego prendre le dessus en dépit de tout bon sens, si nous continuons à hurler contre tout et n’importe quoi sans revenir aux fondamentaux du soulèvement et à la maturité de la multitude qui en forme la colonne vertébrale, il ne faudra pas venir pleureur quand auront lieu l’effondrement total de l’économie et la désagrégation du tissu sociétal libanais.

Parce que ce jour-là nous serons tous coupables. Les uns pour y avoir activement participé, les autres pour avoir laissé faire.


19 novembre, matin: Manipulation

Fasciné par ceux qui fustigent le suivisme des partisans des zou3ama, mais qui suivent à la lettre et sans réfléchir des instructions données par des gens qu’ils ne connaissent pas, dont ils ne savent rien, pas même l’identité, simplement parce qu’ils ont vu un post anonyme partagé sur les réseaux sociaux qui dit parler au nom de la sawra.

La classe politique ricane. Elle n’a qu’à jeter un os à la foule pour que certains se précipitent dessus, vocifèrent, et fassent exactement ce qu’elle attend d’eux.

On a pu récemment le constater avec l’os "Safadi" qui n’avait d’autre objectif que de rendre incontournable le retour de Hariri au Sérail. Et on le constate aujourd’hui avec l’os "amnistie générale", dont l’objectif apparent (et somme toute évident) est d’empêcher que les lois liées à la corruption ne soient votées, et ce grâce aux protestations de ceux-là mêmes qui réclament que de telles lois soient votées.

Faire faire ce qu’on veut à ceux qui vous combattent est un cas d’école de manipulation de l’opinion.

Face aux vieux renards de la politique libanaise, qui ont des décennies d’expérience en matière de manipulation de masse, les souwar inexpérimentés, aussi bien intentionnés qu’ils puissent être, ne font pas le poids. Surtout s’ils continuent à réagir au lieu d’agir. Et à favoriser l’agitation irréfléchie à l’action déterminée par une stratégie précise.


19 novembre, soir: Priorité absolue

Au risque de radoter:

Les entreprises qui fonctionnent encore ont du mal à payer leurs salariés, certaines denrées alimentaires et certains médicaments et équipements médicaux commencent à manquer, le chômage et la pauvreté de masse atteignent des catégories sociales jusqu’alors épargnées. Le pays est au bord du gouffre. Le temps n’est plus aux atermoiements. Il y a péril en la demeure.

La formation d’un gouvernement capable d’empêcher l’effondrement du pays, gérer la crise puis la sortie de crise, doit rester la priorité absolue. Avant la formation de ce gouvernement de "sauvetage national", toute autre revendication n’est qu’un moyen de noyer le poisson et mener le pays vers le chaos.


(à suivre)


© Claude El Khal, 2019