Journal d’un soulèvement libanais (vol.5): Un monde qui se réinvente

Source photo: Naharnet

Je publie ici sous la forme d’un journal, dont voici le cinquième volume (qui couvre la période du 20 au 30 novembre), ce que j’ai écrit quotidiennement sur Facebook à propos du soulèvement populaire qui secoue le Liban depuis plus de cinq semaines. Cela permettra peut-être de mieux comprendre l’évolution de ce soulèvement et offrir une vision relativement complète de mes prises de position.


20 novembre: "14Mars 2.0"

Pourquoi toutes les propositions et tentatives d’élire ou de désigner des représentants du soulèvement sont rejetées, voire empêchées, par ceux qui se font appeler "société civile"?

Ils répètent comme un leitmotiv: "la révolution ne doit pas avoir de leaders". Alors que représentants et leaders sont deux choses complètement différentes.

Quand on fait constamment l’amalgame entre les deux, soit on entretient volontairement la confusion entre leader et représentant, soit on ne comprend vraiment pas la différence entre l’un et l’autre. Dans ce cas, on devrait faire autre chose que de s’occuper de politique.

En fait, la véritable raison du refus de représentants réels du soulèvement est ailleurs.

Si des représentants réels émergent, alors cette "société civile" auto-proclamée n’aura aucune légitimité pour parler au nom du soulèvement, vu qu’elle n’en représente qu’une infime partie. Elle perdrait par conséquent une tribune indispensable à ses ambitions politiques.

Et ses ambitions sont bien loin des revendications populaires. Si les uns le font par pur opportunisme, pour se faire une place au soleil, entrer au parlement, voire décrocher la timbale avec un portefeuille ministériel, les motivations des autres sont fondamentalement politiques.

Qui prend la peine de les écouter attentivement comprend rapidement qu’ils sont en réalité une sorte de "14Mars 2.0". Il sont ces fameux "technocrates indépendants" qui formeraient le gouvernement voulu par les Moustaqbal, FL et PSP (tiens tiens!)

La multitude qui forme la colonne vertébrale et l’âme du soulèvement, et sans laquelle il n’existerait pas, est aujourd’hui rentrée chez elle. Si elle y reste, ses revendications seront noyées dans les marécages de la politique politicienne des partis traditionnels et de la prétendue "société civile".

Il faut absolument que cette multitude reprenne possession de places publiques et fasse entendre sa voix, comme elle l’a si bien fait pendant près d’un mois.

Pour ce faire, elle doit désormais se doter de représentants qui portent ses revendications véritables partout où elles doivent être portées, dans les médias, dans les agoras, et pourquoi pas dans des négociations directes avec le pouvoir.

Ce n’est ni à vous ni à moi de décider de l’endroit où ces revendications seront portées, mais à la multitude et à ses représentants légitimes.

PS: Il est important de noter que les "14Mars 2.0" évoqués ci-dessus ne représentent évidemment pas toute la société civile. Principalement composée de gens formidables qui travaillent sans relâche pour le bien du pays, elle constitue une force indispensable au soulèvement.


21 novembre: Que retenir du discours du président?

Que retenir du discours du président à l’occasion de la fête de l’Indépendance?

Avant tout, il faut noter le changement de ton radical avec l’interview catastrophique d’il y a dix jours. Comme si cette dernière était une erreur majeure de parcours. Quelles que soient les raisons de ce changement, elles sont les bienvenues.

Pour mieux continuer, il est essentiel d’interpréter le discours de ce soir selon une grille de lecture précise.

Voici celle que je propose:
- Regarder vers l’avenir et non vers le passé, construire avec les moyens à notre disposition, et non se lancer dans des surenchères démagogiques et contre-productives.
- Comprendre quelles sont les prérogatives exactes du président de la République selon la Constitution.
- Ne pas se laisser endormir par de belles paroles.
- Savoir reconnaître une victoire quand celle-ci est évidente.

Commençons par ce dernier point: le discours de ce soir est une victoire indéniable pour le soulèvement. Le président de la République a enfin pris la mesure de l’envergure et de l’importance du soulèvement et compris qu’il était irréversible. Son discours reprend, à peu de choses près, les revendications populaires, et déclare les faire siennes.

Nous ne devons évidemment pas nous laisser endormir par les mots et le ton volontaire avec lequel ils ont été martelés. Le temps des mots orphelins de leur mise en application est terminé depuis longtemps. Maintenant nous voulons des actes clairs et précis.

Que peut-il faire?

Selon la Constitution, le pouvoir exécutif est entièrement entre les mains du Conseil des ministres. Le président n’a pas les prérogatives nécessaires pour décider de ce que l’exécutif doit ou ne doit pas faire. Par contre, il a une prérogative majeure, qui est dans une certaine mesure aussi importante que le pouvoir exécutif: il est le gardien de la Constitution.

De ce fait, il est en son pouvoir de rejeter toute décision qui soit anticonstitutionnelle. Quand on sait que la République fonctionne en dépit de la Constitution et non régie par elle, comme elle devrait l’être, on comprend le travail titanesque que les Libanais attendent de lui.

De plus, il peut et doit apporter la couverture politique et la protection sécuritaire nécessaires pour assurer l’indépendance du pouvoir judiciaire. Les nombreux dossiers liés à la corruption sont entre le mains de la justice, ils doivent être ouverts sans délai, pour que les coupables soient jugés et condamnés.

La guerre contre la corruption va être rude, les corrompus sont souvent puissants et protégés par des milices armées ou des puissances étrangères. Mais il ne peut plus reculer, il a le devoir de la mener à son terme, de façon décisive. L’échec, qui sera celui de tous, n’est pas une option.

Un très grand bémol cependant au discours de ce soir: le président aurait dû annoncer la date des consultations parlementaires afin de désigner le nouveau Premier ministre. En tant que garant de la Constitution, il ne peut plus, il ne doit plus, laisser les négociations en coulisse prendre la place de ces consultations. Il est temps que cette mascarade anticonstitutionnelle s’arrête et que les blocs parlementaires qui représentent les principaux partis politiques prennent publiquement leurs responsabilités.

Les atermoiements des uns et les ambitions des autres ne sont plus de mise. Le pays ne peut plus attendre. Il faut qu’un gouvernement de "sauvetage national" soit formé de toute urgence.

Et nous dans tout ça?

Il faut impérativement continuer à descendre en grand nombre dans la rue et remplir les places publiques, dans toutes les villes et les villages, pour que personne ne se méprenne sur notre détermination.

Un gouvernement compétent doit immédiatement être formé et se mettre au travail. La guerre contre la corruption doit commencer et donner des résultats concrets. Les deux en parallèle. Le temps presse. Le nécessaire est aujourd’hui devenu indispensable.


22 novembre: Independence Day

Le plus remarquable aujourd’hui n’était pas la formidable parade populaire. Ni le nombre impressionnant de Libanais au centre-ville. Le plus remarquable était ce qu’on pouvait voir dans le regard des gens.

Leur regard brillait de fierté, de bonheur.

Non pas parce qu’ils sont inconscients de la crise économique et de ses conséquences. Bien au contraire. Ils les vivent tous les jours, ces conséquences. Ils en perdent le sommeil. Leur lendemain, comme celui de leurs enfants – s’ils en ont, est aussi incertain qu’il ne l’était pendant la guerre. Chaque jour apporte son lot d’inquiétudes nouvelles, de peurs anciennes ou d’angoisses inattendues.

C’est malgré tout ça qu’ils étaient fiers, qu’ils étaient heureux. Parce que c’est la première fois de leur histoire, collective et individuelle, qu’ils ont véritablement pris possession de leur pays et de son destin.

Ils ne sont plus les habitants de "hal balad" que le hasard a fait naître ici. Ils sont désormais les citoyens assumés et responsables du Liban.


23 novembre: US go home

Les USA disent soutenir les revendications légitimes du peuple libanais. Formidable. Merci les USA.

L’une de nos principales revendications est d’envoyer en taule les corrupteurs et les corrompus, dont une bonne partie sont leurs alliés et clients locaux.

Une autre de nos principales revendications est un gouvernement qui n’obéisse pas aux puissances régionales et internationales, dont les USA.

Une troisième revendication est l’arrêt des ingérences étrangères dans nos affaires intérieures. C’est-à-dire que l’avis des USA sur quoi que soit de libanais n’est pas le bienvenu, et que leurs recommandations sur la formation du prochain gouvernement, ils peuvent se les garder pour eux.

Donc merci encore les USA pour votre soutien. Mais maintenant respectez nos revendications et fermez-la.


24 novembre, matin: Nous ne sommes pas de ces pays-là

Nous ne sommes pas de ces pays-là. Nous ne serons jamais de ces pays-là. De ces pays qui emprisonnent des enfants pour avoir déchiré un morceau de papier. Un piètre slogan partisan en faveur de tel ou tel.

Crime de lèse-majesté, disent les ignorants. En République, il n’y a pas de majesté. Ou plutôt si, il y en a une. Une seule. Celle du peuple souverain. Ce peuple qu’on méprise, qu’on humilie et qu’on affame. Ce peuple qui dit ça suffit mais qu’on continue d’ignorer. Ce peuple dont on emprisonne les enfants pour avoir déchiré un morceau de papier.

Nous ne sommes pas de ces pays-là. Nous ne serons jamais de ces pays-là. N’en déplaise à ceux qui se rêvent en dictateurs. Et n’en déplaise à leurs adorateurs. Les enfants qu’on a traité en criminels ont déchiré un simple slogan. Alors que ceux qu’on adule et sanctifie ont déchiré la Constitution.


24 novembre, soir: Que dire?

Je suis contre la fermeture des routes. Je l’ai répété et répété. Mais là, qu’est-ce que je peux dire? Qu’est-ce que chacune ou chacun d’entre nous peut dire?

Le gouvernement a démissionné le 29 octobre. Et aucune date n’a encore été annoncée pour les "consultations parlementaires impératives" (dixit la Constitution) en vue de nommer un nouveau Premier ministre.

Hariri continue de faire des caprices, encouragé par Geagea et Joumblatt. Bassil s’imagine toujours président, Berri joue aux échecs, et le Hezbollah n’a visiblement pas encore pris toute la mesure du mécontentement populaire.

Et tout ce petit monde négocie, s’envoie des messages, s’amuse au bras de fer, fait la tronche en public, publie des communiqués, fait des discours, et surtout perd un temps précieux.

Feltman jubile, tout marche comme il veut. Le chantage des 14 et l’entêtement des 8 nous mènent directement dans le mur. Un mur que nous connaissons bien pour nous être fracassé dessus tellement de fois que ça en devient ridicule.


24 novembre, nuit: Des outils adéquats

Le soulèvement n’a pas eu lieu pour faire annuler telle ou telle taxe ou amender telle ou telle loi.

Au-delà des revendications socio-économiques qui sont l’expression d’un besoin de vivre mieux, au-delà de la crise économique et du besoin urgent d'un gouvernement pour la gérer, le soulèvement a eu lieu pour débarrasser le Liban du système confessionnel et de la corruption qui le nourrit, et le remplacer par un système "civil" (pour ne pas dire laïc) fondé sur la transparence, le mérite et la justice sociale.

C’est très ambitieux.

Si vous pensez qu’un tel projet peut aboutir en fermant des routes, en divisant les Libanais plus qu’ils ne le sont déjà, en refusant de s’organiser, et en laissant on se sait qui décider des actions du lendemain, vous allez vers une déception de taille. Parce que continuer ainsi est la façon la plus efficace pour échouer.

L’ambition du projet a besoin d’outils adéquats. C’est-à-dire d’une vision commune, d’un plan d’action commun, et d’une mise en commun, d’une manière structurée, des compétences des uns et des autres.

Sans ça, nous pourrons attendre très longtemps, quelques générations sans doute, avant que le Liban ne devienne le pays dont nous rêvons.


25 novembre, matin: Le soulèvement d'un peuple

Le soulèvement, pour réussir, se doit toujours d’être inclusif. Il porte aussi les espoirs de ceux qui n’y participent pas et même de ceux qui l’opposent.

C’est le soulèvement d’un peuple, et non d’une faction contre une autre. C’est le soulèvement d’une nation, et non d’une région contre une autre.

Il faut sans cesse le rappeler, même si c’est parfois difficile, même face à l’agressivité des uns et aux accusations des autres.

Et surtout ne jamais nous laisser aller aux injures réciproques. Nous ne devons jamais être le miroir de ce qu’on nous balance, mais une porte ouverte vers un avenir meilleur pour toutes et tous.


25 novembre, soir: Une hiérarchie dans le malheur?

Saviez-vous que deux personnes sont mortes hier soir à cause des routes coupées?

Un obstacle a été placé au milieu de la route de Jiyeh. Une voiture avec trois personnes à son bord a heurté l’obstacle, l'a trainé sur quelques mètres, puis a pris feu. On dit même que la voiture a été prise pour cible par des jets de pierre, mais cette information n’a pas été confirmée.

Saviez-vous que Hussein Chalhoub et sa belle-sœur Sanaa el-Joundi sont morts, brûlés? Saviez-vous que seule Nour, la fille de Hussein, s’en est sortie par miracle?

Vous ne le saviez sans doute pas parce que certaines télés "révolutionnaires" n’en ont pas parlé, ou juste en passant, comme si ça n’avait aucune importance. Un fait divers comme un autre.

Parce qu’il semblerait qu’il y ait une hiérarchie dans le malheur. Qu’il y ait les bons morts et les mauvais morts. Ceux qu’on célèbre en martyrs et ceux dont on préfère oublier l’existence.

Voilà. Deux vies fauchées. Pourquoi? Au nom de quoi? Deux citoyens libanais, qui sont nos semblables, des autres nous-mêmes, partis, comme ça, pour rien. Parce que des salauds ont appelé à couper les routes, et que d’autres salauds ont répondu à l’appel.


26 novembre, après-midi: Principes et humanité

Quand une municipalité fait arrêter des enfants alors qu’elle n’en a légalement pas le droit, et que cette municipalité est du même camp politique que le nôtre, nous justifions, nous excusons, et nous décrivons ces enfants comme de dangereux délinquants.

Quand un homme et une femme meurent brûlés dans une voiture à cause de la fermeture des routes, et que cet homme et cette femme ne sont pas les victimes de nos adversaires politiques, nous balayons la tragédie de la main, nous crions à l’accident, au banal fait divers, et nous passons vite à autre chose.

Quelles que soient nos opinions politiques, si nous réagissons comme ça, où est notre compassion, où est notre humanité, où sont nos principes?

Les opinions politiques changent, souvent avec le temps, parfois avec les circonstances. Mais pas les principes. Ceux-là sont censés être immuables, inaltérables.

Sans principes, sans compassion, sans humanité, quelles que soient nos opinions politiques, nous ne valons pas mieux que les Khmers rouges ou les givrés vert-de-gris amateurs de heili-heilo.


26 novembre, soir: Ça recommence…

- Les partis confessionnels qui se battent dans la rue, un peu partout, cherchent à nous diviser. Ne tombons pas dans le piège.

- Aucune région au Liban, aucune ville, aucun village n’est la propriété privée d’un parti, d’une famille ou d’un clan. Tout le territoire libanais, sans exception, appartient à tous les Libanais, sans exception.

- Le timing de cette violente résurgence partisane à quelques jours des consultations parlementaires est très suspect. Veut-on nous faire accepter, par peur d’un conflit civil, la formule ministérielle qui se cuisine en coulisse?


27 novembre, matin: Le spectre de la guerre

Que sait-on de ce qui s’est passé hier soir?

À Tripoli:

Des individus ont tenté d’incendier une permanence du CPL et une agence bancaire. L’armée les en a empêché. Une grenade a été lancé sur les militaires, mais heureusement elle n’a pas explosé. Par contre, un soldat a été blessé par des jets de pierres. Quatre individus ont été arrêté et les heurts avec l’armée ont duré jusque tard dans la nuit et fait plusieurs dizaines de blessés.

Des habitants de Tripoli, qui manifestent depuis le 17 octobre, ont déclaré au micro d’Al-Jadeed qu’ils ne connaissaient pas ces individus et qu’ils soutenaient l’armée envers et contre tout.

À Ain el-Remmaneh:

Une ancienne vidéo d’une manifestation FL-Kataeb à Ain el-Remmaneh, où on insultait le chef du Hezbollah, a soudain refait surface et a été partagée sur WhatsApp. Des militants du mouvement Amal se sont dirigés vers Ain el-Remmaneh pour exprimer leur colère. Ils y étaient attendus par des militants FL. Des bagarres ont éclaté, des pierres ont été lancées de part et d’autre. L’armée est intervenue et s’est interposé entre les belligérants.

À Bikfaya:

Un convoi CPL venu manifester devant la maison d’Amin Gemayel a été attaqué à coups de pierres par des militants Kataeb. Les militants des deux partis se sont violemment affrontés. Comme à Ain el-Remmaneh, l’armée est intervenue et s’est interposée entre les belligérants.

Plusieurs questions s’imposent:

- Qui sont les individus qui ont tenté de bruler la permanence pourtant déserte du CPL à Tripoli, et pourquoi maintenant, alors que les manifestations durent depuis plus de 40 jours?

- Qui a ressorti et partagé la vidéo de la manifestation FL-Kataeb à Ain el-Remmaneh, pourquoi les militants d’Amal ont réagi si vite avant de s’assurer de la date de cette manifestation, et pourquoi des militants FL les attendaient, prêts à en découdre?

- Pourquoi le CPL a soudain décidé de manifester devant la maison d’Amin Gemayel, dans son fief, après les affrontements de rue de ces derniers jours et l’annonce des consultations parlementaires afin de nommer un nouveau Premier ministre?

Quelques remarques:

- Il serait naïf de mettre la décision du CPL de manifester à Bikfaya sur le compte de la maladresse notoire du parti orangiste et sa propension, non moins notoire, à se saborder. C’est un acte de provocation qui s’inscrit clairement dans la stratégie suivie par son chef depuis de nombreux mois.

- En agissant comme une milice qui protège violemment son territoire, les Kataeb se sont déshonorés et sont redevenus en l’espace d’un soir les Phalanges d’inspiration fasciste qu’ils furent jadis. Le sage Maurice Gemayel doit se retourner dans sa tombe.

- Après la fermeture des routes majoritairement décriée par la population, les FL continuent leur entreprise de division en provocant des affrontements avec leurs adversaires politiques. Ce faisant, ils perdent toute la crédibilité qu’ils ont patiemment construite depuis quelques années, tant au gouvernement qu’au Parlement.

- Quant au Hezb, la réactivité impulsive de ses militants et sympathisants aux provocations, ces derniers jours, est en contradiction fondamentale avec sa stratégie dite de la "patience stratégique", qui a pourtant prouvé être d’une très grande efficacité. Même si les heurts sont principalement l’œuvre de militants d’Amal, il est difficile de croire que le puissant Hezb ne puisse pas les empêcher.

Conclusion:

Il semblerait que les deux camps, qu’il faut être aveugle pour ne pas nommer 14 et 8 Mars, ont décidé de s’affronter ouvertement, physiquement, quelles qu’en soient les conséquences.

Les deux victimes de cette décision irresponsable, de cette politique du bord du gouffre, sont indéniablement le soulèvement populaire du 17 octobre et le pays en général.

Le plus important aujourd’hui est de ne pas jouer ce jeu dément et se diviser, pour mieux se soumettre à n’importe quelle solution proposée par la classe politique. Et bien entendu de compter sur l’armée libanaise, la seule institution qui jouit encore d’un immense soutien populaire, pour ne pas laisser le pays sombrer dans le chaos.


27 novembre, après-midi: Un beau rayon de soleil

Des habitantes de Ain el-Remmaneh et de Chiyah marchent ensemble dans Chiyah, où les gens sortent sur les balcons et leur jettent du riz.

Pardonnez mon sentimentalisme, mais après la terrible nuit d’hier, j’en ai les larmes aux yeux.





28 novembre: Une femme au Sérail!

La politique au Liban est un monde de mecs (je dis mecs parce qu’être un homme requiert des qualités que la plupart des politiciens n’ont pas).

C’est un monde de mecs qui réserve aux femmes un rôle décoratif. Même si elles occupent parfois des postes importants, même si elles sont souvent plus compétentes que leurs collègues masculins, elles restent dans l’esprit de ces derniers des curiosités qui ne sont pas vraiment à leur place, mais qu’ils tolèrent en petit nombre.

Alors que dans la rue, ce sont les femmes qui donnent le la. Le monde qu’elles guident est plein d’inventions, d’humour, de compassion, de responsabilité, de volonté, de passion, d’intelligence, de tolérance, de parfums d’espoir en un Liban nouveau. Si différent de l’odeur de naphtaline qui émane de celui des mecs.

Pour éviter le naufrage, sortir de la tempête et mener le pays à bon port, il est sans doute grand temps qu’une femme devienne Premier ministre et dirige l’exécutif.

Qu’on ne vienne pas nous dire que la communauté sunnite (selon le système confessionnel, éculé mais toujours en place) n’a pas en son sein plusieurs candidates potentielles à ce poste si difficile à combler en ces temps de contestation. Ça serait un mensonge encore plus énorme qu’une promesse électorale.

Les consultations parlementaires devraient avoir lieu très bientôt. Les députés et leurs zou3ama devraient donc se mettre immédiatement au travail pour trouver celle qu’ils nommeront le jour venu. Ça sera leur premier acte de rédemption pour tout le mal qu’ils ont fait à notre pays. Ça sera la première preuve qu’ils ont compris le changement profond qui a eu lieu depuis le 17 octobre.


29 novembre: Les banques complices

La classe politique n’est pas la seule coupable du pillage de l’argent public. Elle a un complice de taille, sans lequel ce pillage n’aurait pas été possible: le secteur bancaire.

Évidemment pas tout le secteur bancaire, mais ses principales composantes. Ce sont elles, ces grandes banques libanaises au visage si respectable, qui profitent le plus de la dette colossale du Liban.

C’est l’un des hold-up les mieux organisés et les plus institutionnalisés du monde.

Le mode opératoire est rodé: les politiciens pillent l’argent public, puis, pour renflouer les caisses de l’État qu’ils ont vidé, empruntent aux banques à des taux élevés. Des banques dans lesquelles ils ont bien sûr des intérêts. Ensuite, c’est des caisses renflouées de l’État qu’ils remboursent cette dette exorbitante.

L’argent public, notre argent, est donc pillé deux fois, à chaque tour de manège. Une fois directement par les politiciens et une seconde fois indirectement à travers les banques qui s’enrichissent au passage.

Pour noyer le poisson, ils empruntent aussi à certains pays et sur les marchés financiers internationaux. Mettant de facto le Liban sous tutelle financière étrangère.

Résultat de ce hold-up: une dette de 80 milliards de dollars sans que l’infrastructure du pays (eau, électricité, réseau routier, etc.) ne se soit améliorée d’un iota. Et sans que l’économie n’ait été dynamisée de quelque manière que ce soit.

De plus, pour aider à remplir les caisses de l’État, toujours étrangement vides malgré les nombreux emprunts et le manque d’investissement dans l’infrastructure et l’économie, les politiciens augmentent les taxes et vont chercher plus d’argent directement dans la poche des citoyens.

C’est un peu comme si vous empruntiez de l’argent pour acheter l’appartement dans lequel vous vivez, mais que vous soyez obligé de continuer à en payer le loyer tout en remboursant les traites de votre emprunt.

Ce qui, à la longue, a immanquablement conduit à la quasi-faillite de l’État, à l’effondrement de l’économie et à l’appauvrissement des Libanais.

Aujourd’hui, ce sont ces mêmes banques, enrichies grâce à notre appauvrissement, qui refusent de donner quelques centaines de dollars à leurs modestes clients, mais transfèrent à l’étranger les milliards de dollars de quelques richissimes individus – dont il est indispensable de connaître l’identité et d’enquêter sur l’origine de la fortune.

Cette fuite massive de capitaux vers l’étranger, alors que le pays se noie et que le peuple appauvri crie sa colère, n’est rien d’autre qu’un acte de haute trahison.

Juger et condamner les politiciens véreux ne suffira pas pour débarrasser le Liban de ses sangsues. Il faudra aussi nettoyer en profondeur le secteur bancaire, et embastiller les crapules qui ont trahi leur peuple et leur pays.


30 novembre, matin: Tentatives ratées

Ils ont essayé
- de récupérer le soulèvement en détournant ses revendications, mais ça n’a pas marché.
- de couper les routes entre les différentes régions et diviser de facto le pays en cantons confessionnels, mais ça n’a pas marché.
- de créer des heurts confessionnels dans la rue pour diviser les Libanais, mais ça n’a pas marché.

Leur dernière trouvaille était la pénurie d’essence pour excéder la population et exacerber les tensions dans la rue, mais ça n’a pas marché non plus.

La multitude a mainte et mainte fois prouvé qu’elle n’entendait pas se laisser voler son soulèvement, ni détourner ses revendications, et encore moins se diviser pour servir tel ou tel agenda.

Elle a aussi prouvé qu’elle refusait toute forme de violence et entendait rester pacifique.

À chaque fois, elle a exprimé son refus de la façon la plus sage qui soit. Quand les fauteurs de troubles entraient en action, elle rentrait chez elle. Pour mieux réinvestir les rues dès le calme revenu.

Quant à la question de savoir qui se cache derrière toutes ces tentatives ratées, je vous conseille de faire vos recherches vous-mêmes, et ne prendre la parole de quiconque pour argent comptant.

Mais je parie que vous découvrirez toujours les mêmes personnes.


30 novembre, soir: J’ai écrit, puis effacé

J’ai écrit, puis effacé, puis écrit, puis effacé. En français, en arabe, en anglais. Les mots ne suffisent plus. Pas ceux qui existent. Il faut en inventer de nouveaux pour vraiment décrire ce qui se passe dans les rues du Liban.

Ce n’est plus un soulèvement. Ce n’est plus une révolution. Les dictionnaires en sont bouche bée. Les encyclopédies aussi. Inutiles petits mastodontes d’expériences passées.

C’est un monde qui se réinvente. Pas juste un pays. Pas juste un peuple. Mais tous les pays, tous les peuples, sont dans le regard de ces femmes, de ces hommes, de ces enfants qui marchent ensemble. Qui chantent ensemble. Qui bâtissent ensemble. Par petites touches. Un pas après l’autre, un jour après l’autre, une main tendue après l’autre.

Le vieux monde qui organise la haine un peu partout s’effondre dans les sourires pluriels de celles et ceux qui n’espéraient plus. Une petite voix me chuchote qu’on appelle ça l’amour. Pas celui des chansons ou des romans. Mais celui dont parlaient les sages. Un amour majuscule. Un amour sans synonyme. Sans réserve et sans limite.


(à suivre)


© Claude El Khal, 2019